Pour ceux qui n’ont pas eu le temps de passer du temps sur le JuraLib et ailleurs (car ça en demande du temps !), voici quelques articles intéressants et factuels qui témoignent des avancées révolutionnaires dans la complexe situation insurrectionnelle en Egypte :
ci-dessous, les détails de la grève générale illimitée qui s’est

construite sauvagement en Egypte, car à n’en pas douter, c’est la grève générale qui a contraint le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA, soit le Haut Etat-Major Militaire) a se ranger au côté du peuple et a forcer Moubarak a démissionner, et non pas les strictes manifestations et sit-in. Ces grèves sociales gigantesques pourraient conduire à la réappropriation révolutionnaire des outils de production et des services directement au service du peuple en se déchargeant de tous ces patrons et ces bureaucraties inutiles (c’est vrai qu’on en n’est pas encore là, mais encore une fois, tout peut aller très vite, et le processus est déjà en cours)<<<<

Égypte : Irruption de mobilisations ouvrières – 10 février

Des mobilisations ouvrières sont actuellement en train de surgir dans le pays, dans toutes les régions et selon des formes les plus diverses… La détermination de la place Tahrir se propage à des entreprises et à des usines dans tout le pays. Si la révolte de Tahrir affecte un secteur clé de l’économie, le tourisme, elle s’étend maintenant à d’autres secteurs clés de l’économie Moubarak… Au dix-septième jour du soulèvement, après le gigantesque rassemblement sur la place Tahrir du Caire et les manifestations de masse dans toutes les villes de la veille, l’irruption des mobilisations sociales dans pratiquement tous les secteurs pourrait marquer un tournant dans le processus révolutionnaire en cours.
(9 février 2011.)

La place Tahrir au matin du 10 février

Les informations que nous publions sont pour l’essentiel rapportées par un bloggeur présent au Caire.

J’essaie de les énumérer ici, au fur et à mesure :

— J’ai assisté à une manifestation devant le siège de l’assurance maladie, appartenant au ministère, dénonçant la faiblesse des salaires et l’évasion continue des fonds destinés à la santé. En fait, il s’agit d’un scandale impliquant l’État où il a joué en bourse et a perdu…

— J’ai également assisté à une petite manifestation des trois seuls syndicats libres du pays revendiquant la liberté d’association.

Des témoignages rapportent :

— Rassemblement de protestation contre la compagnie d’électricité dans le Sud du Caire.

— Manifestation des travailleurs des télécommunications dans le quartier d’Ataba, au cœur du Caire. Cela s’ajoute à ceux d’hier et aux travailleurs de la communication qui sont aussi en grève à Banha, dans le Delta.

— Des entrepreneurs [du bâtiment ?] protestant contre l’entreprise de ciment de Helwan.

— Des mécaniciens du secteur ferroviaire aussi en grève.

— Les travailleurs de l’usine Maspero dénoncent la corruption de la direction.

— Les travailleurs de l’entreprise pharmaceutique de Masheya el Bakr ont coupé le pont sur le canal de Suez.

— Plus de 2000 travailleurs de l’entreprise de filature et de textile Misr ont appelé à une grève à Helwan.

— Les travailleurs temporaires de l’Université du Caire sont aussi en grève.

— Des travailleurs du secteur du fer et de l’acier ont également fait un appel à la grève (National Steel Company, Misr National Steel Company).

— Des entreprises de sous-traitance de l’État sont en grève à Kafr el Dawar, Helwan et Kafr el Diat.

— Plus de 4.000 travailleurs en grève à l’usine de charbon de Helwan (Helwan Coke Company).

— Protestation à Gharbeya, à l’entreprise Sianco.

Piquet des travailleurs de la filiale Syanco à Tanta

— Les travailleurs toujours actifs de El Mahalla ont annoncé que, demain, va commencer une grève.

— Un grand nombre de travailleurs du secteur pétrolier est en grève et se rassemblera demain à Nasr City, district se trouvant en dehors du Caire, où se trouve le ministère du Pétrole.

— D’autres techniciens du secteur ferroviaire sont en grève à Beni Suef.

— Plusieurs entreprises sont fermées à Suez, où il y a un important secteur pétrolier et où les batailles de rue ont été les plus dures que partout ailleurs.

— Le Service des transports publics en grève dans trois dépôts. Les journalistes des quotidiens contrôlés par le régime sont en trains de se soulever contre leurs employeurs.

MISE À JOUR ! Le pays tout entier semble avoir explosé dans la lutte ouvrière…

— Les employés des transports publics du Caire ont appelé à une grève générale demain. Au moins les dépôts de Nasr, Fateh, Ter’a, Amiriya, Mezzalat et Sawwah Station, paralysant la ville. Il semble que demain ils vont se réunir au siège, à Nasr City, pour former un syndicat libre. Ils ont fait un communiqué demandant la chute du régime (en précisant le Parti national) et la levée de l’état d’urgence.

— Des travailleurs des télécommunications d’Alexandrie ont également manifesté devant le central de Mansheya.

— Des informations parlent également de quatre entreprises d’armement à Helwan.

— L’entreprise Portland, qui produit du ciment à Alexandrie, a également connu des manifestations. Il s’agit de la plus grande usine de ciment dans le monde arabe et l’une des premières dans le monde.

— 1500 personnes sont en grève dans l’usine de coton et de lin de Mahala.

— 2000 sont sorties de l’usine de médicaments de Sigma.

— 250 journalistes se sont réunis afin d’obtenir le quorum pour l’assemblée générale extraordinaire qui permettra de démettre l’actuel président du syndicat, l’officialiste Mohammed Makram, élu l’an dernier lors d’une élection dénoncée comme frauduleuse.

— 3000 travailleurs du secteur ferroviaire demandent une augmentation des salaires, entre autres demandes.

— 6000 travailleurs de l’Autorité du canal de Suez ont manifesté dans les villes de Port-Saïd, Suez et Ismaïlia exigeant de meilleurs salaires et rappelant que c’est l’une des plus importantes sources de revenu du pays. Revenus destinés exclusivement aux dépenses présidentielles.

— Omar Effendi, une sorte Galeries Lafayette locale, a aussi connu des grèves et des mobilisations. Il existe des informations sur celles qui ont eu lieu à Alexandrie.

— Plusieurs centaines de travailleurs de la soie et des filatures à Kafr el Dawar ont fait des débrayages au changement d’équipe pour réclamer le paiement des salaires impayés et des indemnités accrues.

— Les postiers à Sharqeya sont également en grève.

— 3000 habitants du quartier de Zarzara ont brûlé bâtiment du gouverneur de Port-Saïd en découvrant qu’en raison de la corruption, il avait été prévu de transformer leur quartier en décharge.

— 4000 travailleurs du nettoyage ont manifesté aujourd’hui à Alexandrie.

— 800 travailleurs des compagnies pétrolières ont manifesté à Behera, près d’Alexandrie.

— En relation à ceci, un millier de personnes du quartier du Max, à Alexandrie, ont manifesté pour demander que les compagnies pétrolières qui travaillent là, les prennent en considération pour l’indemnisation accordée dans les situations de risque écologique et de santé dans lesquelles ils vivent.

— 500 personnes se sont rassemblées dans un hôpital d’Alexandrie exigeant des augmentations de salaire.

— Les travailleurs des centres d’information, sorte de collecteurs d’informations pour les enquêtes et les statistiques, ont repris la lutte pour des améliorations concernant leur travail. Leur lutte a été l’une des plus importantes et les plus longues l’an dernier de l’année passée.

— 500 centres de santé de soins primaires du Croissant-Rouge étaient en grève contre les dirigeants corrompus de cet organisme.

— Selon Al-Jazira qui l’a annoncé, les postiers au Caire ont rejoint les mobilisations.

Vous voyez cela est irrépressible et difficile à quantifier. Je pense qu’il y a beaucoup plus de luttes, mais ce sont celles que j’ai pu trouver pour le moment. Je mettrai à jour au fur et à mesure. Préciser que Helwan est l’un des trois gouvernorats qui divisent le Caire (ou le Grand Caire, comme ils l’appellent).

Bien comprendre aussi qu’une partie de ce soulèvement est le résultat de l’insurrection de Mahala en 2008 [voir ci-dessous]. Une insurrection entièrement ouvrière qui, avec le mouvement contre la guerre en Irak, a reconfiguré l’activisme égyptien. Aujourd’hui, ils sont en train de recueillir ces fruits. Ajouter, avant de clore, que l’Égypte a commencé à voir clairement que le départ du raïs est inévitable. Du moins, c’est ainsi que la rue le sent. Un exemple : la tentative de la pop star Tamer Hosny d’entrer sur la place Tahrir. Au début de l’insurrection, il a exprimé son soutien pour le régime. Comme il a vu que celui-ci vacillait, il a tenté de se rapprocher des rebelles dans un acte d’opportunisme absurde. Les gens, évidemment, l’ont sifflé et il a dû quitter la place en pleurant, comme on a pu le voir à la télévision.

FLASH NEWS : Al Jazeera a annoncé qu’il y a cinq morts et des centaines blessés dans des affrontements entre policiers et manifestants à el Kharga (dans le gouvernorat de El Wadi el-Gedid), l’une des oasis du désert égyptien. Un véritable massacre dans un endroit toujours tranquille. La foule en colère a réagi en mettant le feu à sept bâtiments officiels, dont deux commissariats, un tribunal et le siège local du parti du président Hosni Moubarak, le Parti national démocrate (PND)…

Traduit du catalan (Egipte Barricada, avec sources : 3arabawy, Al Jazeera, Global Voices on Line).

Autres informations

— À l’aéroport du Caire, des grèves ont éclaté dans des sociétés de services ou de sécurité.

— Des fonctionnaires du département des statistiques gouvernementales ont également manifesté dans la capitale.

— Des grèves ont également été signalées dans une société gazière dans la région du Fayoum (150 km au Sud-Ouest du Caire).

— Mouvement aussi dans l’usine pharmaceutique Sidna de Quesna
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— Grève dans les arsenaux de Port Saïd
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— Dans le sud du Pays (Haut-Nil) des manifestations de paysans ont été rapportées. 8000 personnes, dont une majorité de fermiers et d’ouvriers agricoles, ont bloqué la route principale et le chemin de fer avec des barricades de palmiers enflammés (d’après AP). En fin de journée, les affrontements dans la région de El Wadi el-Gedid se poursuivraient…

Organisation Communiste Libertaire, 10 février.

ci-dessous, la déclaration officielle des Léninistes

d’Egypte, qui appellent à former des Conseils Révolutionnaires, des Comités Populaires et de base, mais….encore et toujours, pour former un “conseil suprême”, “par en bas” certes, mais qui reste une sorte d’Etat centralisé; ceci au lieu d’appeler à la Confédération solidaire et horizontale de ces Conseils (qui restent une nécessité), afin que le pouvoir reste au peuple et ne monte pas en pyramide vers on ne sait trop quels délégués incertains (niveau étudiant, ici, on a déjà un aperçu de cette stratégie de type léniniste avec la Coordination Nationale des Etudiants (CNE) qui est une supercherie monstrueuse)<<<<<<<<<

Déclaration des léninistes d’Égypte

Ce qui se passe aujourd’hui en Égypte est la plus ample révolution populaire dans l’histoire de notre pays… et dans celle de tout le monde arabe. Le sacrifice de nos martyres [l’ONU déclare, le 7 février, 300 morts] a construit notre révolution et nous avons brisé toutes les barrières de la peur. Nous ne reculerons pas jusqu’à ce que les «dirigeants» criminels et leur système soient détruits.

Aux travailleurs d’Égypte

Les manifestations et les diverses protestations ont joué un rôle clé dans le démarrage et la poursuite de notre révolution. Maintenant, nous avons besoin de l’engagement des travailleurs. Ils peuvent sceller le destin du régime. Non seulement en participant aux manifestations, mais en organisant une grève générale dans toutes les industries clé et les grands secteurs économiques.

Le régime peut se permettre d’attendre des jours et des semaines s’il n’y a que des sit-ins et des manifestations ; mais il ne peut pas résister durant longtemps si les travailleurs utilisent les grèves comme leur arme. La grève dans les chemins de fer, la grève dans les transports publics, la grève dans les aéroports et dans les grandes entreprises industrielles. Travailleurs d’Égypte, au nom du soutien à la jeunesse rebelle et pour honorer le sang de nos martyrs, rejoignez les rangs de la révolution, utilisez votre pouvoir et la victoire sera vôtre.

Formez des conseils révolutionnaires le plus vite possible. Cette révolution a dépassé nos espoirs les plus grands. Personne ne s’attendait à autant de manifestants. Personne ne s’attendait à ce que les Égyptiens et les Égyptiennes manifestent autant de bravoure face à la police. Personne ne peut dire que nous n’avons pas obligé le dictateur à se retirer. Personne ne peut dire qu’une véritable transformation ne s’est pas faite sur la place de El-Tahrir [place de la Libération].

Ce dont nous avons besoin, c’est de mettre en avant les revendications socio-économiques comme partie intégrante de nos revendications afin que ceux qui sont dans leurs maisons sachent que nous nous battons pour leurs droits…

Nous devons nous organiser nous-mêmes en comités populaires qui élisent des conseils démocratiques plus larges et cela depuis en bas. Ces conseils doivent donner naissance à un conseil général, supérieur, qui intègre des délégués de toutes les tendances. Nous devons élire un conseil suprême du peuple qui nous représente et dans lequel nous plaçons notre confiance. Nous appelons à la formation de conseils populaires depuis la place de la Libération au Caire jusque dans toutes les villes d’Égypte.

Voici notre position, en tant que socialistes révolutionnaires, sur le rôle de l’armée. Chacun nous demande l’armée est-elle avec le peuple ou contre lui ? L’armée n’est pas un bloc homogène. Les intérêts des soldats [conscrits] et des sous-officiers sont les mêmes que ceux des masses. Mais les officiers supérieurs sont des hommes de Moubarak choisit avec précaution afin de protéger son régime corrompu, sa richesse et sa tyrannie. Ce secteur fait partie intégrante du système.

L’armée n’est plus l’armée du peuple. Cette armée n’est plus celle qui a défait les sionistes en octobre 1973. Cette armée est étroitement associée aux États-Unis et à Israël. Son rôle est de protéger Israël et non pas le peuple… Oui, nous voulons gagner les soldats à la révolution, mais nous ne devons pas être trompés par des slogans tels que : «l’armée est de notre côté». L’armée soit mettra fin directement aux manifestations ou elle restructura la police pour que cette dernière joue ce rôle.

NPA, 9 février.

la solidarité internationale s’organise<<<<

Les chauffeurs de bus de Barcelone solidaires avec leurs camarades du Caire en grève

Solidarité des chauffeurs de bus barcelonais

Nous, chauffeurs de bus et syndicalistes à Barcelone, saluons les chauffeurs de bus du Caire. Votre combat pour la démocratie et la justice sociale est aussi le nôtre. Les dictateurs doivent tomber — qu’ils soient dans leurs palais ou dans les bureaux de nos hiérarchies.
Section syndicale CGT des chauffeurs de bus
des Transports Municpaux de Barcelone.
Traduit de l’anglais par nos soins.

cet,article nous permet de nous rendre compte que la

révolution ne se réduit pas aux évènements stricts du Caire même; en effet, ces derniers jours, les régions provinciales pauvres ont subi des répressions particulièrement meurtrières, dans la censure générale de tous les médias dominants qui crient à tout va “vive la démocratie” de la situation plus ou moins pacifiée de la capitale<<<<<<<<<

Extrême violence en province

Le Caire, 9 février 2011. Tous les yeux sont rivés sur le Caire, vitrine de la toute nouvelle «tolérance démocratique» du nouveau gouvernement de Omar Suleiman et de son premier ministre Ahmed Chafik. Loin des caméras de télévision et de l’attention internationale, la province, elle, connaît depuis deux jours une escalade de la barbarie.

Les «garanties» et la «bonne volonté» affichée du nouveau gouvernement n’ont aucune réalité.

Les forces de police, quasiment absentes du Caire, sont déployées en province à grande échelle, notamment à Mahallah — ville ouvrière, capitale de l’industrie textile.

Les baltageyyas (policiers en civils et hommes de main armés) sont à nouveau lancés contre la population dans plusieurs villes : Suez, Wadi el Guedid, Tanta…

al-Wadi al-Jadid

Le CHU d’Assiout (Haute Égypte) rapporte que 61 personnes ont été blessées hier soir à l’arme automatique. 8 morts. Alexandrie connaît des affrontements et des violences du même ordre.

Ce qui frappe à Mahallah, c’est de voir réapparaître sur la scène les camions anti-émeute de la police, et que ceux-ci cohabitent avec les chars d’une armée passive.

Laissez-faire, donc, de la part de l’armée.

L’armée ne peut pas se permettre de tirer sur les manifestants. C’est tout simplement inconcevable. Elle peut en revanche se retirer de la partie ou ne pas prendre part aux confrontations sanglantes. C’est ce que l’on voit dans la vidéo fournie ci-dessous où un fourgon de la police fonce dans les manifestants en fauchant ceux qui se trouvent sur son passage. Par dizaines, des manifestants encerclent le fourgon et le renversent.

Il semblerait que tout soit fait pour que la population se retourne contre son armée et que, «légitimement», celle-ci réplique. C’est grave.

Cris d’Égypte, 9 février.

article de la presse bourgeoise Libération intéressant, décrivant

la spontanéité autogestionnaire et solidaire entre les individus en situation insurrectionnelle (ici, la place Tharir )<<<<<<<

«J’ai découvert une Égypte magnifique ici»

Quelque chose a basculé, mardi, en Égypte. C’est devenu évident la nuit dernière, devant le bâtiment de l’Assemblée du peuple, où plusieurs centaines de manifestants s’étaient installés pour dormir là, sur des nattes, enroulés dans des couvertures. C’est une rue assez courte, à 200 mètres de la place Tahrir, mais s’y trouvent l’équivalent de l’Assemblée nationale et du Sénat, ainsi que le siège du Premier ministre. Elle est désormais fermée par une barricade improvisée, avec des barrières métalliques et de la tôle ondulée.

À une cinquantaine de mètres, l’armée a posté des blindés légers. Les bidasses s’excusent presque de contrôler l’identité de ceux qui viennent là et semblent avoir pour consigne de laisser passer tout le monde. Ils échangent des cigarettes et des blagues avec les manifestants, dont certains grimpent de temps à autre sur un char ou s’allongent dans le creux des chenilles. Un régime qui ne protège plus ses institutions, même fantoches, a perdu la partie…

Tout est stupéfiant dans cette révolution, à commencer par son calme, son civisme, le respect qui règne entre chaque individu. Wafaa, une jolie médecin légèrement voilée de 32 ans, passe la nuit là, sur le trottoir, emmitouflée dans une parka. Elle est venue avec sa soeur depuis Zagazig, dans le delta du Nil. Les deux jeunes femmes dorment à tour de rôle, au milieu de dizaines d’hommes qu’elles ne connaissent pas. C’est impensable en Égypte : «On n’a pas réfléchi, rigole la pédiatre, comme si elle venait de réaliser son audace. On peut pas rester comme ça devant la télé. Nos parents nous ont dit : “allez-y pour nous !” On a pris le bus et on est arrivées dans la journée. Des gens nous amènent du pain et du fromage, des commerçants viennent prêter des couvertures. Je ne me suis jamais sentie autant en sécurité de ma vie.»

«Je m’en fiche si je finis ruiné, au moins on sera libres»

Tout est nimbé dans le doux halo des réverbères. Ce qui frappe aussi, c’est le besoin insatiable de chacun de s’exprimer et d’être traité comme un individu à part entière, «pas comme une masse ou un troupeau, mais comme des êtres dignes de respect. C’est ça qu’on demande, le respect, la dignité.» Mohamed est plombier, il est venu d’Alexandrie : «Je paye de ma poche, c’est mon argent mais je m’en fiche si je finis ruiné, au moins on sera libres.» Il partage une natte avec Ahmed et Mohamed, qu’il vient de rencontrer le jour même.

Ils plaisantent : «Moubarak, démissionne, ma femme me manque et je veux rentrer à la maison», chantonne Amr. Mais entre deux blagues et trois cigarettes, il racontent une vie foulée aux pieds. Mohamed par exemple : «Je n’ai pas vu mon père avant l’âge de cinq ans. Il était emprisonné pour islamisme, c’est tout. Il n’a jamais été jugé, un jour ils l’ont relâché, c’est tout. On vit à dix dans trois pièces.»

Mohamed, 22 ans, se fiche de la religion, il pratique à peine. «Tout ce que je veux, c’est trouver un travail comme comptable, je suis diplômé depuis deux ans mais il n’y a rien. Rien. Le système ne marche pas, il faut tout changer. Ce régime nous a tous transformés en mendiants. On n’aurait pas besoin de l’aide américaine s’il n’y avait pas autant de corruption.» Il a vu circuler les chiffres faramineux — et non vérifiés — sur la fortune supposée des Moubarak : 40 à 79 milliards de dollars. Ça l’a révolté.

Ahmed, lui, ne veut plus quitter les manifs : «J’ai découvert une Égypte magnifique ici. Les gens s’aiment, se respectent, ils s’écoutent. On s’étonne nous-mêmes, on se découvre. Regardez comment ça se passe quand la police n’est pas là. On était traités comme des serfs dans ce pays. Mais depuis le vendredi 28 janvier, quand la police nous a tiré dessus alors qu’on voulait se rendre, je ne leur pardonnerai jamais. J’ai le sang du type mort à côté de moi sur le cœur.»

Mardi, les manifestations ont peut-être connu leur plus grosse affluence depuis le début de la révolte, le 25 janvier. Beaucoup de nouveaux venus, émus par le témoignage du cyberactiviste Wael Ghoneim, tout juste sorti de douze jours au secret, émus aussi par la publication des photos des «martyrs» dans la presse : des jeunes gens aux visages sympathiques, fauchés en pleine grâce. Beaucoup de fonctionnaires, qui ont repris le travail, viennent sur la place Tahrir après leurs heures de bureau. À partir d’aujourd’hui, ceux qui sont solidaires des manifestations, mais ne peuvent s’y rendre, sont invités à porter un vêtement ou un brassard rouge.

Autre changement notable depuis hier : désormais l’on voit sur la place Tahrir d’anciens partisans de Moubarak, voire certains de ses propagandistes. C’est l’heure des opportunistes et des retournements de vestes. Le journaliste de télévision nationale, Amr Adib, s’est même vu refuser l’accès de la place : «Faut pas exagérer quand même», plaisante Ahmed. Le rédacteur en chef d’Al-Ahram, le principal quotidien gouvernemental, une quasi-institution d’État, a appelé à la démission de Moubarak lors d’une interview sur la BBC en arabe. Les ouvriers du goupe de presse pro-gouvernement Rose al-Youssef menacent de cesser le travail si la ligne éditoriale ne changeait pas.

Les manifestants évoquent l’idée d’aller investir la radio-télévision d’État, qui passe son temps à manipuler l’opinion, allant jusqu’à dire que cette contestation était fomentée et payée par des puissances étrangères. Mais là aussi, le ton commence à changer : le régime, qui a désespérément besoin de légitimité, cherche à récupérer l’élan du «25 janvier» et rend hommage aux jeunes…

Tout le pays ressemble à un glacier qui craque doucement avant l’avalanche. Avec une partie de la bourgeoisie, les corps constitués de l’État basculent aussi dans la contestation. Hier donc, le président de la Cour constitutionnelle, en grande tenue de magistrat suprême, a proclamé devant la foule que la seule souveraineté qui vaille était celle du peuple. Il répondait aux arguties du pouvoir sur la nécessité de maintenir Moubarak pour procéder aux nécessaires réformes de la Constitution d’ici à la présidentielle de septembre prochain, à laquelle le raïs chancelant a promis de ne pas se représenter.

Plus inquiétant encore que ce désaveu du plus haut juge du pays, des grèves commencent à gagner différents secteurs. On parle désormais d’un début de grève des employés du canal de Suez, ce qui porterait un coup fatal à l’économie du pays, déjà affectée par le crash de la saison touristique (1 million de touristes sont rentrés ces trois dernières semaines). «Vendredi, jure Mohamed, nous marcherons sur le palais présidentiel Ce sera le “jour de l’offensive”. Il n’en a plus pour longtemps.» En fait, ce n’est plus seulement de Moubarak dont il est question maintenant, mais de tout le régime égyptien.

Leur presse (Christophe Ayad,
Libération), 9 février

sur le rôle des médias et pouvoir français<<<<<<<<<<<<<<

Révolutions “Dégage !” / Le “pays des droits de l’Homme” exporte la mort

Révolutions «Dégage !»

En appelant la révolution des Tunisiens «révolution du jasmin» les médias français, garants de l’ordre et de la stabilité de l’État, ont joué leur rôle habituel : conforter l’image qu’on dresse des «étrangers» comme des sous-hommes, soumis par nature, incapables de réagir par la violence et la raison au sort qui leur est réservé par leurs dictatures mais aussi par les lois anti-immigrés dans les «démocraties» occidentales.

Mais la révolution tunisienne ne s’est pas faite à coups de jasmin, elle n’a pas non plus été une «cyberévolution» des beaux quartiers. La révolution «Dégage !» s’est faite pour honorer Mohamed Bouazizi à qui des flics de Sidi Bouzid ont confisqué ses marchandises après lui avoir craché dessus, qui a ensuite été chassé et insulté par un employé municipal. Elle s’est faite pour venger les manifestants de Kasserine, de Thala ou de Tunis assassinés par la police et au delà les révoltés de Gafsa réprimés en 2008 ou encore les milliers d’hommes et de femmes qui ont été humiliés, harcelés, emprisonnés, torturés ou tués par la police pendant les 23 ans de Ben Ali, et avant cela pendant la dictature de Bourguiba et avant cela encore sous la colonisation. Elle s’est faite en s’organisant et en s’armant pour résister à la terreur semée par les milices benalistes ; elle s’est faite et continue de se faire à coups de manifs interdites et réprimées, à coups de slogans radicaux, d’occupations, de pillages et de destructions des commissariats, des locaux du RCD et des villas de la mafia benaliste, de dressage des listes des biens à confisquer, des personnes à chasser et des institutions à démanteler.

Et, en plus d’être violents, rationnels et dignes, les Tunisiens sont «contagieux» : en Algérie, en Jordanie, au Maroc, en Égypte, au Yémen des hommes se sont immolés scellant leur sort avec celui de M. Bouazizi, des manifs interdites sont organisées bien que la police tire et réprime et on assiste maintenant, haletants, à la révolution des égyptiens. Alors bien qu’elles ne touchent encore que des arabes, soumis à la misère et à la dictature, ces révolutions font leur effet ici aussi : elles portent un coup fatal aux campagnes islamophobes et aux lois anti-étrangers en nous montrant ces «étrangers» pour ce qu’ils sont, des hommes et des femmes révoltés qui ont le courage et l’intelligence de s’attaquer aux fondements de nos sociétés ! Désormais rien ne sera plus comme avant ni ailleurs ni ici.

Le «pays des droits de l’Homme» exporte la mort

Le 12 janvier, alors que la répression des révoltés tunisiens est montée d’un cran (50 morts en un week-end), MAM intervient à l’Assemblée pour proposer aux régimes Ben Ali et Bouteflika la collaboration de la police française pour mater les manifestations et «régler des situations sécuritaires de ce type».

Il est vrai que la police française est experte en la matière : briser sans tuer comme pendant les révoltes de 2005 (l’affreux ex-ambassadeur tunisien à l’Unesco ne s’y est pas trompé : il y a bien un lien entre la manière dont le régime tunisien traitait le peuple et la manière dont le régime français traite les habitants des quartiers populaires en France). Ce jour-là à l’Assemblée aucun député ne s’est levé de son banc pour s’indigner et réclamer une quelconque démission ; il faudra attendre la fuite de Ben Ali trois jours plus tard pour voir apparaître les premières critiques. On apprend alors aussi que ces paroles ont bien été accompagnées d’actes : le 14 janvier les douaniers français ont bloqué une cargaison de plusieurs tonnes de grenades lacrymogènes mais aussi de casques et de boucliers commandée à la société Sofexi, cargaison qui était en voie d’être exportée en Tunisie après avoir obtenu l’autorisation des ministères français de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères. Fin 2010, au moins quatre livraisons de grenades lacrymos commandées par le régime tunisien ont ainsi été validées et autorisées.

Mais ce n’est pas qu’en Tunisie que le «savoir-faire français policier» est exporté. En octobre 2010 des policiers français sont envoyés en Égypte former la police locale pour la «gestion des foules et des grands événements». Et ça marche : deux mois après des centaines de cadavres jonchent les rues du Caire et d’Alexandrie. L’industrie d’armement s’y met aussi. Les dictatures veulent urgemment du matos pour écraser les révolutions qui s’annoncent. La Lybie de Kadhafi négocie l’achat de 120 VBR (véhicules blindés à roues) de chez Panhard, la Russie demande 500 chars légers. Les commandes affluent aussi des dictatures du Golfe. Il ne suffit pas de critiquer Sarkozy and Co., il serait temps que les syndicats passent à la pratique et organisent le boycott des exportations de la mort !

Résistons ensemble no 94, février 2011.