Le vieux monde dans le rétroviseur?

[titre F2C]

Tribune libre

Lors des mouvements sociaux, des convergences de lutte, et dans la
confrontation avec l’emprise syndicaliste et des encartés mortifères de
partis et autres, lors des Assemblées Générales, que ce soient à la fac
ou dans les entreprises, nous ne pouvons nous empêcher de perdre notre
temps et notre énergie à “prouver”, “démontrer”, “lutter”, se
confronter, et se justifier de nos actions malgré nous que le vieux
monde totalitaire-marchand et la réalité sociale capitaliste est un
système de mort, que l’Etat est un outil de pouvoir oppressif et
répressif, au lieux d’acter par rapport à l’autre (essentiellement le
syndicaliste, l’encarté, le salarié ou l’étudiant “lambdas”) que, DE
TOUTE FAÇON, ce vieux monde est en phase de survie terminale, qu’il
touche à sa fin, qu’il se désagrège, se disloque, se désarticule, qu’il
s’effondre de toute part, et par ses propres contradictions internes.
Que notre époque n’est pas bouleversée par une crise économique mais
par une crise de l’économie d’exploitation, telle que l’économie est
elle-même de toute façon une crise permanente qui se gère elle-même et
cherche ou non à s’atténuer.

Que ce soit les cas de la Grèce ou de l’Espagne en Europe, ou de la
Tunisie et de l’Egypte dans le monde arabe, la nouvelle détermination
élargie et offensive, populaire et sociale, insurrectionnelle et
révolutionnaire, ne vient évidemment pas d’une soudaine et spontanée
prise de conscience d’un système de mort mais d’un excès de pression et
d’une initiative réactive et autodéfensive du disfonctionnement
inéluctable de ce système de mort : les gens n’ont plus de travail,
meurent de faim, sont bouffés par la précarité, étudient dans le vide,
survivent.
Or, la question est moins “quand est-ce qu’à grande échelle nous aurons
actés que la survie compétitive et dénaturante est inhérente au système
totalitaire-marchand ?
(ou encore que non seulement elle est inhérente à ce système de mort
ci, mais de toute vie sociale régie par le spectacle, la séparation et
la représentation) que celle de comment pour les groupes affinitaires plus ou moins élargis de créer de nouvelles formes de vivre-ensemble par autogestion et communes autogérées comme questions pratiques immédiates. De telles communes ne sont pas à espérer “après” une période insurrectionnelle, mais constitue une des composantes mêmes de l’élan insurrectionnel.
De la sorte, quand arrêterons-nous d’accorder le crédit de
toute-puissance au vieux monde déçu et bientôt déchu, et d’attendre
d’être acculés par une trop grande précarité mortelle, avant de, non
pas d’agir pour annihiler l’ennemi, mais pour créer tout de suite et
immédiatement le vivre-ensemble “insurrectionnel” qui est le seul acte
révolutionnaire ?

De tels vivre-ensemble autogérés, horizontaux, solidaires et
antiautoritaires, ne sont pas “alternatifs”, mais la priorité
révolutionnaire et humaine dans toute lutte quelle qu’elle soit, y compris les
luttes sociales défensives et réactives.

Quand lors du mouvement social des retraites de l’automne 2010 en
France, comme lors des mouvements sociaux et/ou insurrectionnels en
Grèce ou ailleurs, s’expérimentent des tactiques blacks ou book blocs,
des formes d’actions directes de blocages économiques, de pillage ou
d’incendie de supermarché ou de banques, cela revient finalement aux
piquets de grève syndicalistes et aux manifs-moutons géantes : acter
pour la “violence” insurrectionnelle plutôt que le pacifisme béat des
luttes syndicales aseptisées. De sorte que dans les AG et réunions,
alors que nous faisons tout pour éviter le piège du débat qu’on nous
impose de violence/non-violence, nous tombons malgré tout dedans en ne
visant qu’à radicaliser des actions et créer des émeutes à l’endroit du
conflit pacifié des manifs-moutons. C’est ce que des camarades
autonomes ont qualifié de phase nécessaire du “Riot Porn” : nécessaire
car elle permet de renvoyer directement l’inutilité et la bêtise des
luttes pacifiées de revendications sociales (en vue d’améliorer nos
conditions d’esclaves et ralentir la chute du vieux monde
totalitaire-marchand) à ses gérants et garants. Mais cela a ses limites.

Autrement dit, on se régresse dans le rôle que l’Etat nous assigne : de
stricts guerriers voire, pire, des martyrs, agissant là où il nous
attend avec son armada de forces répressives. La question s’est posée :
un black block a-t-il une raison tactique d’être présent dans un
cortège syndical revendicatif ? Assurément, il n’y a pas sa place, il
n’y a pas de rôle, car il n’en fait pas partie, il est hors du champ
syndical-revendicatif même. A l’automne 2010, il était difficile pour
les autonomes d’assumer un équilibre dans leur rapport aux salariés et
syndicalistes : comment tendre la perche à la base salariale sans la
briser quant elle est saisie ?
Subvertir les AG syndicales, radicaliser les actions de blocages
économiques sinon les susciter, développer un discours anti-salariat
pour briser celui emploi-pour-tous-contre-la-

précarité, etc.

Pour autant, les seules initiatives offensives furent comme celles de
Rennes avec la Maison de la Grève, les occupations de Mairie et de
sous-préfectures, ainsi que les tentatives d’occupation de Radio France
Bleue (à Rennes également, notamment).

La violence d’un monde à créer va supplanter la violence d’un monde qui
se détruit; d’où les auto-critiques complexes en Grèce quant à la
question de la lutte armée dont l’erreur fondamentale est d’accorder la
priorité à un objectif militaire plutôt qu’à la création d’une vie
meilleure pour tous. Et, nous suggère avec justesse Vaneigem, “pénétrer
sur le terrain de l’ennemi pour en venir à bout, c’est trahir la
volonté de vivre pour la volonté de pouvoir”.

Or, on voit maintenant d’étranges initiatives comme celle qui appelle à “la constitution d’un mouvement unifié de la résistance”, qui vient complaire l’idée que l’Etat est de plus en plus fort, liberticide, puissant, totalitaire. Que ce soit à travers les lois LOPPSI 2, les nouveaux décrets sur la garde à vue, et toute la réadaptation de l’appareil judiciaire et policier dans l’intensification de la guerre sociale. Mais plus l’Etat est liberticide, plus l’Etat démontre sa propre dislocation et sa hantise de cela : une loi telle LOPPSI 2 vise surtout à empêcher des lieux alternatifs de vie en communauté de se développer, par anticipation que des quartiers autogérés comme Exarchia à Athènes ou Christiana à Copenhague peuvent apparaître en France. Et cela, de la part de l’Etat, EN SACHANT que ces quartiers ne sont pas des zones d’organisation paramilitaire pour affronter la police et les symboles du capital, mais, tout bonnement, des LIEUX DE VIE, de vraie vie collective, qui ont pris acte de l’Etat-ennemi et accélèrent autogérés par leur propre existence expérimentale sa dislocation.

Des Fermes Autogérées se créent; des librairies, bars, centres culturels, kiosques, salles de concert, autogérés se multiplient en France. Et l’Etat ne veut pas que de tels quartiers autogérés puissent prendre forme dans l’hexagone, comme c’est le cas dans les pays frontaliers.

Les Blacks Blocks sont apparus en Allemagne, au Danemark, en Italie ou en Grèce, non pour attaquer militairement des cibles capitalistes ou institutionnelles, mais pour DEFENDRE ces lieux de vie autogérés, où un ‘ “autre monde” n’est plus seulement possible mais réalisé ou, plutôt, expérimenté. Le Black Block est une forme tactique de “peuple en arme”.

Ce que nous avons à apprendre des mouvements zapatistes et mouvements autonomes révolutionnaires mexicains de Oaxaca, c’est de ne pas chercher à annihiler l’ennemi dans ses forces répressives, mais de créer du vivre-ensemble antiautoritaire, sans argent, sans exploitation, sans marchandise, par autogestion et démocratie directe comme question pratique immédiate, et de les défendre si besoin.

En Grèce, il n’y a pas “la” révolution, mais quantités de phénomènes et offensives insurrectionnelles, où la création de quartiers autogérés et leur pullulement sont les composantes même de cet ensemble-dynamique, de ce mouvement général qui est “révolution”. Autrement dit, non plus à chasser des dirigeants, mais à prendre acte de leurs forces pour, selon les données sociales, créer du vivre-ensemble qui abolit de fait la réalité sociale totalitaire-marchande. Et les mouvements sociaux sont des moments décisifs pour la réappropriation immédiate, à la fois des outils de production, des lieux de vie et d’étude, des produits alimentaires, etc.

Comment des pratiques “criminelles” ou “terroristes”, comme ils disent, de vols, pillages, auto-réductions, squats, structures autogérées (centres culturels libertaires, centres sociaux libertaires, etc.) peuvent-elles devenir des pratiques insurrectionnelles “sociales”, ou plutôt contre-sociales, car contre la réalité sociale ?

Des camarades ont proposé des pistes, par l’idée de créer des Conseils des Emeutes : de tels Conseils auraient rôle de coordonner les autonomes en tactiques black-block pour DEFENDRE, comme les zapatistes, des lieux réappropriés en lieux de vie. Des critiques fusent comme quoi le Block est devenu une forme de spectacle intégrée au système totalitaire-marchand, et cela n’est pas faux. Pourquoi se confronter aux flics dans la rue ? Pour anéantir matériellement et temporairement la moindre cible capitaliste ? Ou pour défendre ce qui fait qu’on parvient à vivre sans ces outils capitalistes ? Car c’est en cela que “détruit ce qui te détruit” devient un principe révolutionnaire plein et pratique : détruit ce qui te détruit, est un appel à créer, expérimenter, développer. Et dans ce mouvement même de création de communes-quartiers où “la liberté de chacun est la responsabilité de tous” (Makhno), s’opère la destruction du vieux monde totalitaire-marchand.

La violence d’un monde à créer va supplanter la violence d’un mode qui se détruit : la violence émancipatrice et joyeuse de briser nos propres barrières individuelles et collectives PAR un nouveau vivre-ensemble immédiat comme lutte contre la violence d’Etat répressive, exploitatrice, etc. Violente est l’émancipation car elle abolit de fait tous les rouages de pouvoir qui encrassent nos consciences individuelles et collectives, et nous empêchent de procéder à la pratique. Mais d’une violence libératrice : la violence de la jouissance, du plaisir, du désir; contre la violence totalitaire et de mort du Pouvoir sous toutes ses formes.

En ce sens, par acte de conscience collectif de cela, quand nous luttons, ce n’est plus comme éléments vitaux de “l’insurrection qui vient”, mais comme forces vives de “l’insurrection qu’on vit”.