Tanger.- Qu’on se le dise, Tahar Benjelloun est un grand écrivain francophone. Le Prix Goncourt 1987 est entré dans l’histoire de la littérature mondiale avec des livres comme La plus haute des solitudesLa nuit sacrée et autres chefs d’oeuvre. Si ses pairs français, ou étrangers, reconnaissent la qualité de ses ouvrages, nous aussi.

Par contre, Benjelloun est un mauvais analyste de la vie politique marocaine. Thomas Mann, le grand littérateur allemand prix Nobel de littérature en 1929, était dans le vrai quand, exilé aux Etats-Unis, il a prédit la fin d’Hitler et celle des Nazis. Pour cela il a payé le prix fort. Le Troisième Reich l’a déchu de sa nationalité, a exproprié ses biens et a lancé contre lui les plus viles campagnes de diffamation qu’un homme peut souffrir.

Benjelloun, lui, n’a jamais prédit quoi que ce soit. Quand il aurait dû aller au feu de l’action, durant les années de plomb d’Hassan II, il a préféré se faire discret et ne rien faire qui puisse fâcher le défunt tyran. Installé à Paris, il a toujours été le bienvenu au Maroc, et à part deux fois, lors de l’affaire de sa petite bonnequ’il employait illégalement chez lui en France ou quand il a commencé à écrire un livre assez opportuniste sur Tazmamart (après la mort d’Hassan II !), la presse marocaine aux ordres a toujours été bienveillante envers lui.

C’est pour cela que dans la longue interview qu’il a accordé récemment au quotidien espagnol El Pais, le journaliste qui l’a interviewé aurait dû avoir un petit peu de punch (et quelques connaissances supplémentaires de la réalité marocaine) afin de contredire certaines de ses assertions.

Dans cet entretien censé présenter au public espagnol son livre Au Pays, qui vient d’être traduit et publié sous le titre d’El Retorno (le retour), Benjelloun a imaginé un immigré marocain en France qui décide de rentrer définitivement au bled. Dans ce livre, Benjelloun fait dire à son héros des vérités qui sont en réalité des contrevérités flagrantes.

Benjelloun utilise son personnage pour dire tout le bien qu’il pense du roi Mohamed VI et de l’air de liberté qu’on respirerait actuellement. Bien entendu, il omet de faire référence aux journaux arbitrairement fermés, aux journalistes pourchassés, emprisonnés et exilés et aux prisonniers politiques qui sont torturés et violés au centre de détention secret de Témara.

Benjelloun défend la monarchie et son principal représentant. C’est son droit. Par contre, affirmer que l’autocratie alaouite est une démocratie en devenir et que le mandarin oriental qui nous gouverne est un souverain éclairé, est un joli mensonge. Et ce mensonge, qu’on trouve dans Au Pays, est repris dans le dernier ouvrage de l’écrivain : L’Etincelle. Révolte dans les pays arabes.

Dans ces deux livres, le roi Mohamed VI est décrit comme un bon type qui aurait l’intention, contrairement à son méchant prédécesseur, de démocratiser le Maroc et d’installer les Marocains dans le XXIe siècle. Sans être des grands spécialistes du Maroc, les observateurs étrangers peuvent légitimement s’étonner que 12 ans de règne n’aient pas été suffisants pour mener à bon port ce noble dessein…

Dans les pays arabes, explique Benjelloun, « te faire traiter de chien est la pire des insultes. A l’époque de Hassan II, la première chose que la police disait à un opposant est : “Approche, chien !”. L’opposant était un chien ou un fils de chienne. » Tout à fait d’accord. Mais alors pourquoi Tahar Benjelloun n’en a rien dit à l’époque, alors qu’il était célèbre et connu, et que sa voix protestataire aurait pu être écoutée et entendue ?

D’ailleurs, quand il évoque dans l’interview d’El Pais ce qui se passe en Syrie les « gens qui descendent désarmés dans la rue pour recevoir des balles. Sortent de leur maison sans savoir s’ils y retourneront la nuit », ne pense-t-il pas que c’est exactement ce qui s’est passé chez lui, au Maroc, dans les années 1980, quand beaucoup de ses compatriotes « désarmés » ont été écrasés et massacrés par l’armée et la police d’Hassan II ?

Bien sûr, Tahar n’a jamais été un militant des droits de l’homme, et comme son héros d’ Au Pays, il préfère garder le silence et parler uniquement quand ça l’arrange. Il a ainsi préféré voir ailleurs quand il aurait dû, peut-être, décortiquer en bon scrutateur de notre société « magique » les travers de la tyrannie de Hassan II. Il aurait dû dénoncer la réaction violente des autorités marocaines contre les manifestants, désarmés », qui exigent depuis quelques mois la liberté, la justice et une lutte plus efficace contre la corruption.

Mais on le comprend. Autant hier qu’aujourd’hui, notre gloire nationale des lettres françaises ne veut pas avoir de machakils(problèmes) avec les autorités marocaines afin qu’elle puisse retourner tranquillement au Maroc sans se faire « embêter » à la frontière ou prise à partie par la presse aux ordres.

Que ça soit clair, Benjelloun a parfaitement le droit de s’exprimer, de dire ce qu’il pense, mais comme c’est un personnage public, les autres, ceux qui ne sont pas d’accord avec sa vision des choses, ont également le droit de le contredire. Poliment, bien entendu.

Et c’est pour cela que quand il fait dire à son héros d’Au Pays que le comportement de la police marocaine sous Mohamed VI a changé, on a le droit, et le devoir, de le démentir. La police de Mohamed VI traite toujours les opposants de « chiens », et elle rajoute quelques amabilités du genre : « traîtres à la nation », «athées », de « fettaras ramadan », « pédés », « putes » (ben oui, il y a plus de femmes dissidentes aujourd’hui…), etc.… Quand elle le les bastonne pas.

Et enfin, quand il explique dans El Pais que « les manifestations [arabes] sont contre les canailles qui nous gouvernent, qui nous dépossèdent de notre condition d’êtres humains », on a une pressante envie de lui demander si Mohamed VI fait partie de la liste des canailles. La réponse est évidemment connue : c’est non. Tahar Benjelloun veut continuer à retourner librement au Maroc sans ces machakils qui vous pourrissent la vie.

« Je suis impliqué personnellement dans la lutte contre la corruption au Maroc (…) Il faut faire une Marche verte contre la corruption, il faut changer les mentalités et cela ne peut se faire d’un trait de plume ; ni par le roi ni par personne. », annonce l’écrivain devenu donc un militant. Apparemment, ni lui ni son interviewer n’ont eu le temps de lire les rapports accablants de l’ambassade américaine à Rabat qui nous signalent que le sommet de la corruption se trouve au palais royal.

Pour terminer, Benjelloun nous invite à Une Marche verte contre la corruption. Pourquoi pas. Mais elle existe déjà cette Marche. LeMouvement du 20 février l’organise chaque semaine, avec en retour les matraques et les tabassages de la police envoyée par Mohamed VI. Avec en prime mort d’homme. Certes pas comme en Syrie, mais avec mort d’homme tout de même.

Répétons-le, Tahar Benjelloun est un grand écrivain, mais c’est un mauvais spectateur engagé de notre cirque politique. Benjelloun, il faut lui rendre justice à cet effet, n’est pas un adulateur effréné du Makhzen, il n’en a pas besoin. C’est juste un homme prudent. Mais cette prudence il doit l’utiliser dans les deux sens. Ne pas froisser la sensibilité du Makhzen, et ne point raconter de bobards.

Si Tahar Benjelloun était resté cantonné au roman et à la poésie après la mort d’Hassan II, personne n’aurait songé à lui chercher des noises. Mais il a choisi d’utiliser son art pour défendre une monarchie absolue et un régime archaïque voué à la disparition. Il veut défendre l’indéfendable et ça ne lui réussit guère.

Abdellatif Gueznaya