Médiapart

Le maire PS de Strasbourg soupçonné de «favoritisme»

20 février 2012 | Par Mathilde Mathieu et Michaël Hajdenberg

 

Enquête

La justice enquête sur l’attribution de marchés publics passés par le sénateur-maire PS de Strasbourg, Roland Ries. Selon nos informations, une information judiciaire a été ouverte en octobre 2010 dans la plus grande discrétion pour «favoritisme» et «recel de favoritisme». Dépaysée à Nancy et conduite par la juge d’instruction Mireille Maubert-Loeffel, l’enquête s’est accélérée ces dernières semaines

© Reuters

Roland Ries, pressenti comme ministre des transports de François Hollande si celui-ci remporte l’élection présidentielle (il est en charge de cette thématique dans l’organigramme du candidat socialiste), n’a pas encore été entendu. Mais déjà, au cours des dernières semaines, la police judiciaire de Strasbourg, qui travaille sur commission rogatoire du juge, a recueilli plusieurs témoignages gênants pour l’édile.

 

Les marchés concernent des études sur la très hypothétique construction d’un tramway à Bamako, au Mali. Dans une ville où l’accès à l’eau potable et l’assainissement constituent des problèmes majeurs, l’urgence d’un tramway ne saute pas aux yeux. Mais à en croire le maire de Strasbourg, interrogé par Mediapart, le président du Mali, Amadou Toumani Touré, a eu le coup de foudre pour le tramway lors d’une visite à Strasbourg à l’automne 2008. Dans cette affaire, Roland Boelher, un proche du maire, présenté depuis comme le «consul du Mali à Strasbourg», joue les intermédiaires et récupère un peu d’argent au passage.

 

Au titre de la coopération internationale, et avec l’espoir qu’à moyen terme, Lohr, une société alsacienne de tramway sur pneus, obtienne le marché, Roland Ries propose donc son aide à Bamako. Le 6 avril 2009, une délibération en Conseil municipal, qui passe inaperçue, est votée à l’unanimité sans être débattue. Elle débloque 50.000 euros pour que des entreprises réalisent une étude de faisabilité qui doit déterminer s’il est envisageable de construire un tramway dans la capitale du Mali.

 

Pourquoi n’avoir pas directement versé une subvention de 50.000 euros à Bamako, comme c’est l’usage en matière de coopération internationale ? Le maire explique avoir eu «quelques doutes sur l’utilisation qui pouvait en être faite».

 

Problème : l’élu et son directeur de cabinet sollicitent directement trois entreprises locales qu’ils connaissent bien – Serue, rémunéré 21.310 euros ; Transitec, 14.850 euros, et Nogha, 13.000 euros. Sans compter 7.650 euros de frais de déplacements à eux trois. Le tout sans mise en concurrence.

http://www.scribd.com/doc/82186665/Scan-0087?secret_password=1gk2k1r221f17rvievp8

Le directeur général des Services, Bernard Debry, semble tenu à l’écart de la décision. Au mois de juin 2009, quand on lui présente les factures à régler «avant la fin du mois d’octobre», il refuse donc par écrit, expliquant «ne pas avoir été associé en amont aux décisions».

 

Le règlement de la Ville de Strasbourg paraît en effet très clair : pour les marchés publics d’un montant supérieur à 4000 euros, il est nécessaire de demander au moins trois devis différents. Il faut également une publicité (au minimum sur le site Internet de la collectivité) pour ceux de plus de 20.000 euros, Or c’est le cas d’au moins l’un d’entre eux (l’entreprise Serue). Voire de l’ensemble de la commande, si, comme Bernard Debry, on estime que les 50.000 euros ne constituent qu’un seul et même marché qui a été «saucissonné» en trois.

Document officiel de la ville de StrasbourgDocument officiel de la ville de Strasbourg

 

Une note interne pointe les «irrégularités» et les «risques de mises en examen»

Début 2010, il rédige une note juridique qu’il transmet au maire expliquant point par point le risque administratif : une annulation des contrats. Mais également le risque pénal encouru par le maire : le délit de favoritisme.

En avril 2010, quelques jours après la remise de sa note, Roland Ries décide de se séparer de Bernard Debry. «Dire que c’est à cause de cette affaire-là, pour 50.000 euros, que j’ai licencié Debry est un pur fantasme ! Il ne faisait pas l’affaire. C’est tout.» Les paiements seront finalement effectués à l’été 2010, comme nous l’ont confirmé les trois entreprises. Après le départ, donc, de Bernard Debry.

En juin 2010, celui-ci alerte la justice en vertu de l’article 40 du code de procédure pénale, aux termes duquel «tout fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République».

Bernard Debry n’est pas seul dans son combat. Dès le 31 janvier 2010, Chantal Augé, alors adjointe au maire en charge des marchés publics (sans étiquette, issue de la société civile) et Caroline Ctorza (PS), adjointe à la prévention des risques et au contentieux, écrivent également à l’élu une courte note pour s’inquiéter de nombreuses «irrégularités» et des «risques de mises en examen». Elles se plaignent d’avoir été tenues à l’écart et de n’avoir découvert qu’après coup les marchés ainsi que cette «étude de 49 pages dont la moitié de photos aériennes, photos, plans, tracés sommaires et croquis».

Le 23 décembre 2011, Chantal Augé a été privée par le maire de sa délégation aux marchés publics. Puis le 23 janvier 2012, elle a perdu son titre de maire adjoint. Roland Ries assure que «cela n’a aucun rapport avec le tramway de Bamako». Aussi étonnant que cela puisse paraître il justifie sa décision ainsi : «Alors qu’elle était en responsabilité, Chantal Augé a adhéré à Anticor (association de lutte contre la corruption), sans m’en avertir : je ne peux pas accepter ça. Puis elle n’a pas répondu à une de mes convocations. Je vous rappelle que le maire peut retirer une délégation quand il le souhaite.»

Entendus par la police judiciaire de Strasbourg dans le cadre de l’enquête, Bernard Debry et Chantal Augé ont tous deux dénoncé des «irrégularités» dans l’attribution des marchés. Contactés par Mediapart, ils n’ont pas souhaité commenter l’affaire.

Sur la procédure d’attribution elle-même, Roland Ries et son directeur de cabinet n’ont pas su nous dire en vertu de quel texte juridique ils ont procédé de la sorte. Avant de prétexter l’ouverture d’une information judiciaire pour ne plus nous répondre, tous deux avaient toutefois plaidé «l’urgence» de produire des études face à la demande du président malien. Comme si Bamako ne pouvait se passer d’un tram quelques mois de plus.

Aujourd’hui, le projet est pourtant en stand-by, en attendant peut-être la prochaine élection présidentielle malienne, prévue le 29 avril 2012. Chez Serue Ingenierie, l’entreprise choisie par la Ville pour réfléchir à un possible tracé, on défend l’idée que ce projet est «une excellente idée qui permettra de réduire la pollution et les accidents. C’est une vision colonialiste de croire que le Mali ne peut pas avoir de projet de ce type».

 

 

La justice enquête sur un deuxième marché

A Transitec, la société en charge du volet «déplacement», Fabien Garcia, le responsable du projet Bamako, se montre nettement plus mesuré : «C’est bien de se poser des questions mais le projet me paraît surdimensionné quand on voit qu’une ville comme Dakar, bien plus avancée que Bamako sur les problématiques de transport collectif, réfléchit seulement aujourd’hui à mettre en œuvre une ligne de bus à haut niveau de service. On a essayé de mettre tout le monde en garde. Mais je sais qu’il y avait des enjeux politiques, d’affichage.» 

Fabien Garcia a assisté à la présentation finale de l’étude, en novembre 2010. C’est Roland Boelher, qui connaît Roland Ries depuis plus de 20 ans, qui s’en est chargé. Non pas en tant que coordinateur du projet, un rôle qu’il a tenu, «bénévolement» assure-t-il, auprès du président du Mali. Mais en tant que directeur de l’agence Athéo, officiellement choisie par Serue pour mettre en forme l’étude, «qui n’était qu’un document Word», et «soigner la mise en page».

La rémunération de Roland Boelher ? 7.880 euros. Quand Mediapart lui apprend le montant, Fabien Garcia ne peut s’empêcher de rire. Roland Boelher se défend : «Vous n’avez pas à vous poser des questions sur le montant d’une facture. J’estime que le travail valait ce prix, même plus. Je n’ai pas seulement imprimé. J’ai tout remis en forme, remonté des graphiques, des photos, mis en powerpoint, imprimé, relié et mis dans des supports de présentation. J’ai déjà 6.000 euros d’achat de papier, de porte-documents, et seulement 2.000 euros de prestation.»

Soucieux de la rémunération de cet intermédiaire, le directeur de cabinet du maire, Patrick Pincet, avait émis une note à Roland Ries dans laquelle il demandait une rallonge pour les entreprises ayant travaillé sur l’étude, détaillant notamment le travail «de grande qualité (tant sur le plan de la rédaction que de la présentation)» réalisé par Roland Boelher.

Face aux objections en interne, la rallonge est abandonnée. Le maire assure qu’elle n’a pas donné lieu à une compensation via un des nombreux autres contrats que la Ville a depuis signés avec Serue.

Reste la question centrale : pourquoi le maire s’est-il lancé, en toute discrétion et au mépris de son administration, dans un tel montage ? Qu’avait-il à y gagner ? Visiblement, la mairie croit au projet final si l’on se fie à une autre note du directeur de cabinet, datée du 30 janvier 2009 dans laquelle il souligne tout l’intérêt du projet, qui, selon lui, a des chances de se concrétiser au vu de l’intérêt de certains investisseurs : «Il faut souligner que cet intérêt est proportionnel à la découverte récente de gisements d’uranium, ce qui fit du Mali un des tout premiers pays au niveau des réserves mondiales de ce minerai. Il n’y aurait donc pas de problème financier.» Le directeur de cabinet poursuit : «L’idée est évidemment que Lohr fournisse le savoir-faire et les rames : c’est pour cela que Lohr ne peut intervenir au niveau des études.»

 

Dès janvier 2009 donc, la mairie prépare le terrain pour cette entreprise privée alsacienne, dont une délégation s’est à cette date déjà rendue au Mali, avant même toute étude de faisabilité. Le dirigeant Robert Lohr en fait partie, tout comme le directeur commercial de l’entreprise, Jean-François Argence, ancien chef de cabinet du maire.

Roland Ries connaît bien Lohr. En 2001, quand il a perdu son mandat de maire, il s’est reconverti comme consultant en transport. Il a alors conseillé la mairie de Clermont-Ferrand qui a opté pour un tramway sur pneus, via la société Lohr, plutôt que sur rail : un choix aujourd’hui extrêmement contesté.

Les multiples incidents qu’a connus Clermont n’empêchent pas Roland Ries de pousser lui-même aujourd’hui à Strasbourg à ce que la nouvelle ligne de tramway se fasse sur pneus, avec la société Lohr pour partenaire. Là aussi le choix fait polémique alors que pour l’instant, les lignes de tramway de Strasbourg ont toutes été construites sur rails.

Avant d’être démise de ses fonctions, Chantal Augé s’était émue du manque de concertation sur ce dossier, et de ce projet «sorti du chapeau». Mais surtout, dès 2008, elle s’était inquiétée d’une autre affaire sur laquelle enquête également la juge d’instruction Mireille Maubert Loeffel. On y retrouve le même Roland Boelher, qui avait proposé à la ville de réaliser une étude sur le marché de Noël de Strasbourg.

A l’époque, il n’y avait déjà pas eu de mise en concurrence. L’étude de quatre pages, dont l’une des plus grandes originalités était d’appeler à une plus forte «convivialité», avait été rémunérée 30.000 euros. Le Canard enchaîné avait révélé l’affaire : le maire avait dû faire machine arrière, et finalement demander à se faire rembourser 70 % du prix par la société de Roland Boehler.

Ce remboursement partiel n’empêche pas la juge d’enquêter sur cette affaire. Sans que cela constitue le seul danger pour le maire. D’ici quelques semaines, la chambre régionale des comptes devrait rendre son premier rapport sur la gestion de la Ville de Strasbourg (en plus d’un rapport sur la communauté urbaine de Strasbourg). On peut penser qu’elle aura eu d’ici là la curiosité, si elle ne l’a déjà fait, de se pencher sur l’attribution des marchés publics de la Ville.