texte reçu:
Faire semblant. Comme à chaque rentrée. Comme si cette année
n’allait pas être la morne répétition de l’année passée. Comme si tout
allait mieux se passer : je travaillerai bien, les profs seront moins
cons, ma vie aura plus de sens.
Ma vie, comme si elle m’appartenait. Et l’avenir qu’on en attend. Et
puis, il y a ce sentiment flottant : mais qu’est-ce que je fous là, en
fait ?
Aïe, je ne sais pas trop. On m’a dit que je devais aller à l’école, un
jour, et depuis j’y vais tous les jours. À force, c’est devenu normal.
Et la question demeure sans réponse… la seule chose claire, en tous
cas, c’est d’y faire ce qu’on attend de moi. Et dans ces moments de
faiblesse, de désespoir, ces moments où j’en peux plus, le seul refuge
qu’on m’offre est de ne plus penser et d’obéir. Faire ce que me dicte
mon carnet de correspondance, et ça peut faire du bien. Un bien
étonnamment vide, un confort incroyablement creux, une joie infiniment
triste, dans lesquels, au fond, je me déteste. Je me déteste de voir
les autres, les adultes, si satisfaits et rassurés de me voir abandonné
à leurs attentes. Je me déteste de voir les autres, mes copains, me
préférer quand je m’adapte à leur regard. Je me déteste de ne pas
arriver à leur faire aimer mon image, et je me déteste de m’aimer quand
j’y arrive. Je me déteste de revenir toujours là, quand je voudrais
être ailleurs.
En fait, je me déteste de me regarder vivre, et d’en avoir conscience.
J’ai cette impression bizarre que tout ce que je pourrais vivre s’est
déjà passé. Ailleurs. À la télé par exemple. Que l’école, la vie toute
entière, est un clip MTV où je suis sans cesse en train de chercher
comment apparaître, de chercher la meilleure manière d’être devant les
caméras, les miroirs, de me regarder jouer ma vie.
Faire semblant. Comme à chaque rentrée. Faire comme si. Je n’en peux
plus. Angoisse de ne pas savoir pourquoi je pleure, angoisse de ne pas
arriver à crier, angoisse d’être à jamais angoissé. Nous sommes morts
au monde de n’y être jamais nés, morts de ne pouvoir habiter un monde
qui n’est que béton et vitrines, morts de n’être qu’image. Je ne serai
plus une vitrine : je me brise pour commencer à vivre. Ce sera la
première. Si tu brises la tienne, nous pourrons en briser d’autres.
Déserter le clip MTV de notre vie en détruisant son décor. Déserter,
c’est rendre déserte une place où nous sommes attendus, par nos profs,
par nos parents, par les flics, par notre amoureuse, et avant tout, par
nous-mêmes. À deux nous serions déjà forts, et nous sommes plus que
deux. Nous sommes plus nombreux de jour en jour, et le béton, reflet de
notre misère, tremble de disparaître. Il y a surtout des rencontres à
faire, des amitiés à trouver. Nous avons presque tous une «bande» de
potes avec qui passer le temps, fumer des joints, faire du sport, mater
un film, sortir en boîte… Une bande pour partager des passions tristes.
Une bande qui nous rassure, qui nous laisse seuls ensemble, à nous
divertir, à nous endormir. Je suis perdu de m’y retrouver, là où ce qui
est à trouver est ailleurs.
Certaines nuits, dans un mélange d’obscurité et d’alcool, nous nous
réveillons. Il y a comme l’illumination partagée que la rue est
beaucoup trop encombrée, et tout ce qui l’encombre en fait les frais.
Parce que la manière dont nous voulons l’habiter surgit, et l’on oublie
de comprendre pour simplement respirer.
Je me sens à l’école comme un rat dans sa cage. Une cage avec ses
règles, ses habitudes, ses punitions. Ses codes, ses comportements, ses
attitudes qui sans cesse nous contiennent. Ou presque. Je sens parfois
comme des étincelles, des étincelles de lumière dans la noirceur de
notre quotidien. Une solidarité dans la triche, dans la conspiration,
dans le silence qui suit une incitation à la dénonciation. Que toute la
classe s’unisse pour résister de quelque façon à un prof, quand il use
de son autorité, et une joie nouvelle s’installe entre nous. Une
exaltation. On en parle pendant toute la journée, pendant plusieurs
semaines ! Si seulement ça pouvait être tout le temps comme ça… mais
c’est dur. C’est dur de faire durer ces moments de résistance, en face
de ces profs qui nous menacent, de retenues, de mauvais points, ou du
renvoi de l’école. Alors que nous avons pris le bon parti. C’est dur
parce que même dans ces moments intenses, nous ne cessons d’être
rattrapés par notre solitude, pour y sombrer à nouveau dès que c’est
fini.
Quand un prof nous menace de ne pas nous donner cours jusqu’à ce que
soit dénoncée telle ou telle personne, pour telle ou telle connerie,
c’est vraiment drôle de voir qu’il ne sait rien faire tant que nous ne
disons rien, qu’il est complètement paumé quand nous persistons dans
notre silence. Malheureusement, il y en a souvent un qui lâche le
morceau, qui collabore. On le leur a si bien appris. Souvent les mêmes,
mais parfois il y a des surprises, des trahisons. Cela ne devrait
jamais se passer. Plus de lèche-culs ! Nous devrions leur donner ce
qu’ils méritent, des coups dans l’estomac. Afin qu’ils comprennent
qu’ils ne valent pas mieux que le prof, ni même qu’un flic. Qu’ils
comprennent que c’est à cause de gens comme eux qu’on vit dans une
«société de merde», dans laquelle tout le monde s’en fout de tout le
monde tant que chacun a son argent, sa maison, sa nouvelle voiture.
Et puis souvent je me dis que c’est peut-être à cause de moi, aussi, de
vous, de nous tous, planqués dans notre confort ennuyeux, que nous
continuons à vivre dans une société de merde. Parce que je pense trop
au nouvel Ipod que je vais acheter, sur lequel je pourrai mettre encore
plus de chansons. Parce que je pense trop à ce portable, qui me
permettra demain de faire le malin à la récré. Parce que nous pensons
plus à nous-mêmes et à tout ce que nous voudrions acheter qu’à tout
autre chose, nos rêves, nos vrais désirs, ce que nous voulons vivre
vraiment. Pas ces rêves qu’on voit à la télé, dans les pubs. Mais ceux
que je porte dans les mondes que je me crée. Là où je ne dois pas faire
semblant. Ceux que personne ne connaît, parce que je ne trouve pas les
mots pour les partager.
On me dit souvent que si je ne suis pas content, je peux toujours me
changer moi-même. Parce que «ma liberté commence là où s’arrête celle
des autres», je ne dois rien vouloir changer d’autre. J’ai essayé et ça
ne marche pas. J’ai fini par comprendre pourquoi : éliminer la partie
de soi que l’on déteste, c’est aussi détruire tout ce qui l’alimente.
Ce monde du mensonge. Cette illusion de liberté. Je pense plutôt que ma
liberté commence où commence celle des autres, et que ce stupide
proverbe n’existe que pour nous rappeler de ne «bousculer» personne, de
«respecter» l’individu, que tout reste en place.
Ne nous gênons pas.
Et là on me rebat les oreilles avec Mai 68, qu’ils ont déjà essayé,
qu’on ne peut plus rien changer. Que c’était juste une bonne partie de
rigolade. Mais je m’en suis fait ma propre idée ; Mai 68, c’est des
milliers de pavés qui volent vers les flics, des milliers de vitrines
brisées, des barricades, des voitures qui brûlent, des usines en feu,
de l’amour, la joie de l’émeute. La joie de détruire ce qui nous
pourrit la vie, ne s’en aimer que plus intensément, et faire place à
d’autres mondes. Et puis, j’apprends que notre cours d’histoire a
négligé ce fait essentiel : des Mai 68, il y en a eu des milliers.
Alors on veut que je me soigne, parce que c’est moi qui ne vais pas
bien, parce que les cris ça mène à l’asile, et les pavés à la prison.
On veut que nous fassions comme si nous étions la cause du malaise,
comme si nous n’étions pas entourés de désolation. La psychiatrie,
toute forme de spiritualité individuelle, d’organisation de charité,
les ONG, le NPA et le commerce équitable sont là pour nous vendre de la
bonne conscience à gogo, nous vendre l’espoir d’une réconciliation. Je
ne tomberai plus dans le piège de leur mascarade, où chaque nouvelle
image de bonheur est l’aveu du mensonge de l’image précédente.
J’ai mal de voir mes parents vouloir mon bien en répétant juste ce que
ce monde veut pour lui-même. C’est maintenant que je suis triste, et
depuis toujours, mais ils continuent de me parler d’un bonheur à venir,
à me dire que je trouverai ma voie là où tout semble bouché, que ce
n’est qu’une mauvaise passe. «On fait aller, il faut bien.» Mais il
semble que la mauvaise passe ne passe pas, et que l’avenir dont ils me
parlent restera toujours à venir. Qu’on soit à l’école et on nous parle
sans cesse d’université ; à l’université, on nous parle du travail ; au
travail, on nous parle de la retraite, et puis à la retraite, on se
prépare une mort paisible qui a pourtant commencé dès l’école. On nous
apprend à vivre au futur simple. «L’année prochaine tu seras…»,
«bientôt je serai…» Nos parents, tristes enfants de leur époque, ne
savent, pour la plupart, que nous apprendre à survivre de la meilleure
façon qui soit. De survivre d’une meilleure façon qu’eux l’ont fait.
Minimiser au mieux les cernes, l’alcool, les antidépresseurs. Gagner
suffisamment d’argent, avoir une bonne situation, en précisant tout de
même d’un air cynique que «l’argent ne fait pas le bonheur». Ce
bonheur, ce serait à nous de le trouver, dans notre vie dite «privée»,
dans ce soin palliatif qu’est la construction de soi-même.
Voyez nos parents ; sont-ils heureux ? Sont-ils vraiment heureux ?
N’ont-ils pas plutôt l’air de porter le poids — qui se lit dans leurs
cernes — d’avoir sacrifié une vie à un certain ordre des choses ? On
leur a vendu ce même mensonge que l’on veut nous vendre aujourd’hui
avec beaucoup plus d’hystérie, hystérie qui ne fait que dévoiler cette
illusion :
«Votre vie consistera à plâtrer un mur qui s’écroule, mais comme si
vous ne saviez pas qu’il s’écroule.»
Et nous de répliquer :
«Nous ne voulons pas de vos cernes, pas plus de votre plâtre et son
mensonge. Non, nous ne voulons pas avoir l’air vraiment heureux. Nous
lâchons nos truelles. Nous avons l’intuition de ce que cache ce mur,
qui, de tomber déjà en miettes, finira en cendres. Un ami nous a dit
que le caractère destructeur démolit ce qui existe, non pour l’amour
des ruines, mais pour l’amour des chemins qui les traversent.
Nous l’avons cru, et notre force croît de jour en jour.»
Rebetiko no 3, automne 2009
Chants de la plèbe.
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