par Amira Hass
Le départ, rue Ramsès au Caire, d’environ 20 bus était prévu pour la matinée du lundi 28. Toutefois, les organisateurs de la marche pour la liberté de Gaza savaient que les bus n’arriveraient pas. Et effectivement, le dimanche soir, les bus affrétés par un groupe de militants français ne sont jamais arrivés au point de rendez-vous, rue Charles de Gaulle au Caire, près de l’Ambassade de France et en face du zoo.
La semaine avant la Marche, le ministère des affaires étrangères du Caire avait clairement annoncé que les manifestants ne seraient pas autorisés à entrer à Gaza. Les bateaux ont même mystérieusement disparu du Nil le dimanche soir ; les autorités égyptiennes savaient que de nombreux militants projetaient d’embarquer et d’allumer des bougies pour marquer le premier anniversaire de l’offensive israélienne sur Gaza et des 1 400 tués.
Un total de 1 361 personnes est venu au Caire de 43 pays pour participer à la Marche pour la Liberté de Gaza, —700 rien que des États-Unis, beaucoup plus d’initialement prévu. Au départ, c’était une initiative modeste. Puis les féministes américaines et le groupe pacifiste Codepink s’y sont associés, et elle s’est progressivement propagée dans d’autres pays.
Amener Gaza au Caire
“Si nous ne pouvons aller à Gaza, nous amènerons Gaza au Caire”, a déclaré un militant de la paix américain. Et, en effet, toute une semaine, plus de mille citoyens étrangers, en grande majorité occidentaux, ont arpenté la capitale égyptienne à la recherche de modes et de lieux de manifestation contre le blocus de Gaza.
“Les manifestations au Caire sont la preuve indéniable qu’Israël a fait pression sur l’Égypte pour qu’elle n’autorise pas l’entrée à Gaza”, a déclaré un citoyen égyptien (qui, comme d’autres égyptiens, n’a pas osé participer aux manifestations, de crainte de répression). “Pourquoi l’Égypte s’est-elle mise dans ce pétrin ? Il aurait été plus facile et plus simple de les envoyer tous à Gaza et de ne plus s’en occuper.”
Les bus n’arrivant pas, les militants français ont installé des tentes et des sacs de couchage devant l’ambassade. À 2 heures du matin, ils ont découvert que leur campement avait été barricadé par une barrière et un cordon serré de police anti-émeute. Tentes, barrage policier, restrictions de déplacement et zone assiégée : sans l’avoir prévu, ils reproduisaient la situation gazouie en particulier et la situation palestinienne en général. Soutenir ce siège est alors devenu un but et un défi.
Les deux ou trois jours suivants, le cordon a grossi, est passé d’une rangée de policiers à trois. Plusieurs fois par jour, les militants discutaient de la façon de procéder ; c’était la démocratie directe en action. Sans secrets, sans ordres d’en haut, sans hiérarchies.
Le fonctionnement a été le même à divers endroits du Caire. Certains militants ont découvert que la police encerclait leurs hôtels et les empêchait de sortir. Certains ont manifesté devant leurs ambassades respectives – et ont été immédiatement entourés par la police anti-émeute. Les policiers les plus violents étaient ceux qui étaient postés devant l’ambassade américaine.
À qui la faute ?
Un groupe important s’est installé sous les bureaux du Programme des Nations Unies pour le développement (UNDP). “Par notre présence ici, nous disons que nous ne rejetons pas la faute sur l’Égypte. La responsabilité du siège israélien éhonté et obscène de Gaza incombe directement à nos propres pays,” a expliqué l’un des organisateurs.
Cela semblait répondre à une accusation exprimée principalement par les partisans du Fatah et de l’autorité palestinienne à Ramallah : avec les encouragements du Hamas, la pression populaire internationale et en particulier arabe se trompe de destinataire – l’Égypte, au lieu d’Israël. Certains des organisateurs ont dit avoir vraiment l’impression que çà n’intéressait pas du tout le Hamas de manifester au passage d’Erez, Israël, qui est presque bouclé, et lui préférait celui de Rafah, Égypte.
Le rêve était de faire marcher sur le passage de Beit Hanun/Erez des dizaines de milliers de personnes pour le premier anniversaire de l’offensive de Tsahal, afin d’exiger qu’Israël et le monde lèvent le siège. Les participants auraient été d’horizons très variés, certains étant des militants de gauche depuis des décennies alors que d’autres ne se sont engagés que lors de l’offensive de Gaza proprement dite. Étudiants et retraités, professeurs d’université, jeunes et moins jeunes.
Parmi les militants les plus vieux se trouvait Hedy Epstein, 85 ans, citoyenne américaine née en Allemagne, dont les parents juifs ont sauvé la vie en l’envoyant en Angleterre à 14 ans et ont péri à Auschwitz. Elle se tenait sur une chaise devant le bâtiment abritant les bureaux de l’UNDP, avec ceux qui faisaient la grève de la faim contre l’interdiction d’entrer à Gaza. Des hippies d’une cinquantaine et d’une soixantaine d’années folâtraient alentour, des Italiens chantaient “Bella Ciao” et des militants sud-africains ont déployé une bannière appelant à des sanctions contre Israël et citant Nelson Mandela: “notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens”.
Mère juive
“J’ai le sentiment de faire quelque chose pour Israël, pour son avenir”, a déclaré un jeune homme barbu de Boston, qui avait fait du bénévolat dans un village palestinien de Cisjordanie. Sa mère, qui est juive, l’avait accompagné dans l’un de ses voyages en Israël pour voir comment était sa nouvelle vie. En arrivant à l’aéroport, ils avaient appris que son nom était sur la liste du contrôle aux frontières, et mère et fils avaient été détenus pour huit heures d’interrogatoire.
“Depuis, c’est une militante pure et dure”, a dit en riant le jeune homme, qui a découvert il y a un an et demi l’ “autre discours” sur sa “seconde patrie”.
Un réalisateur de documentaire vénézuélien a dit : “80% des participants que j’ai interviewés au hasard sont juifs”. 80% est probablement exagéré, même si une bonne partie des présents était juive. La foule colorée comprenait également des Palestiniens citoyens de pays occidentaux, dont des Gazaouis qui espéraient retrouver des parents qu’ils n’avaient pas vus depuis des années. Il y avait aussi des chrétiens et des musulmans pratiquants. Certains des slogans qu’ils scandaient étaient d’une ambition exagérée, comme “Nous sommes venus libérer Gaza.”
Mais en gros, cet ensemble disparate faisait passer le message du pacifisme et du féminisme militants, théories de la libération d’une grande foi dans l’effet boule-de-neige positif de l’action populaire non hiérarchique et sa capacité à faire bouger les choses.
C’est dommage, me suis-je dit : les Égyptiens nous empêchent de voir ce qui se passe quand la démocratie directe et transparente rencontre le régime du Hamas.
Lundi soir, les manifestants ont appris qu’à la demande de l’épouse du Président, Suzanne Mubarak, 100 personnes seraient autorisées à entrer dans la bande de Gaza. Beaucoup y ont vu un moyen de briser la solidarité des manifestants et de réduire la pression sur l’Égypte. En fin de compte, le 30 décembre, environ 80 personnes sont parties en bus, dont plusieurs journalistes pour qui ce n’était pas un dilemme.
À minuit, environ 12 heures après avoir quitté le Caire, nous sommes arrivés à un hôtel de Gaza. Une première surprise nous y attendait : un chef de la sécurité du Hamas en civil a fondu sur un ami qui était venu me chercher pour m’emmener chez lui en annonçant que les visiteurs ne pouvaient ne pas séjourner chez l’habitant.
L’histoire s’est éclaircie petit à petit. Les internationaux qui avaient organisé la marche l’avaient coordonnée avec diverses ONG de la société civile auxquelles était censé être associé le Comité populaire pour rompre le siège, organisation semi-officielle affiliée au Hamas. De nombreux militants européens sont depuis longtemps en relation avec des organisations de gauche de la bande de Gaza. Ces organisations, en particulier le Front Populaire qui est relativement important, avaient organisé l’hébergement de plusieurs centaines d’invités chez l’habitant. Lorsque le gouvernement Hamas l’a appris, il l’a interdit. “Pour raison de sécurité.” Quoi d’autre ?
Apparemment aussi “pour raison de sécurité”, les militants ont découvert le jeudi matin un cordon d’agents de sécurité du Hamas qui, le visage austère, les empêchaient de quitter l’hôtel (appartenant au Hamas). Les gradés ont accompagné les militants qui allaient en visite chez les gens et dans les organisations.
Pendant la Marche proprement dite, si les Gazaouis qui y assistaient en spectateurs tentaient de parler avec les étrangers, les hommes de la sécurité au visage austère les en empêchaient. “Ils ne veulent que nous parlions aux gens ordinaires”, en a conclu une femme.
Piratée ou mal organisée ?
La Marche n’a pas été ce dont les organisateurs avaient rêvé au cours des neuf mois de préparation. La veille du voyage vers Gaza, ils savaient déjà que les ONG avaient jeté l’éponge. Trouvant que les ONG n’avaient pas préparé l’accueil des visiteurs de façon claire et organisée, les représentants du gouvernement Hamas avaient pris l’initiative, ont dit certains. Un militant palestinien a tenu à dire : “Quand nous avons appris qu’il n’y aurait que 100 personnes, nous avons tout annulé.”
Et, a dit un autre, “Dès le début, le Hamas a posé des conditions : pas plus de 5 000 marcheurs, pas question d’approcher le mur et la barrière, nature des prises de parole, longueur des prises de parole, qui prendra la parole. En bref, le Hamas nous a volé l’initiative et nous avons cédé.”
Le Hamas, ou son Comité Populaire, a amené 200 à 300 marcheurs. La marche a été réduite à l’état de rituel, une occasion pour les ministres du cabinet Hamas d’avoir, en compagnie de manifestants occidentaux, une couverture médiatique satisfaisante. Particulièrement photogéniques, il y avait quatre américains, Juifs ultra-orthodoxes et anti-sionistes de Neturei Karta, qui ne se sont joints aux autres qu’à Al Arish. Il n’y n’avait aucune palestinienne parmi les manifestants, —ce qui est une gifle aux nombreux organisateurs et participants féministes, hommes et femmes.
Après la Marche, les internationaux ont protesté auprès des organisateurs palestiniens officiels. “Nous sommes venus manifester contre le siège, et nous nous sommes retrouvés assiégés,” ont-ils dit. La diversité et la transparence de leur comportement ne concordaient pas avec la discipline militaire que les hôtes officiels essayaient d’imposer.” Ces derniers ont écouté, et, la bride un peu lâchée, je suis partie voir rendre visite aux amis.
Chez eux, les gens m’ont décrit la peur qui reste de l’offensive israélienne. 11h.½ du matin le samedi, heure des premières bombardements aériens, sont encore à ce jour une heure sensible pour de nombreux enfants. De la même façon, les pannes d’électricité (qui se produisent tous les jours) ou les drones qui n’en finissent pas de survoler les lieux sont sources d’angoisse et rappèlent des souvenirs cauchemardesques.
Certains des marcheurs étaient désormais autorisés à sortir tous seuls et retrouver des Gazaouis qu’ils ne connaissaient jusqu’alors que par téléphone et e-mails. Certains, spécialement les arabophones, se sont plaints qu’ “une ombre en forme d’homme de la sécurité” ait continué à les accompagner. Au cours de rapides “safaris” dans les quartiers bombardés, ils ont vu, par la vitre du bus, des ruines qui n’avaient pas encore été dégagées, comme par exemple les bâtiments gouvernementaux éventrés par les bombes qui sont encore debout, affreux squelettes de béton aux pièces vides et sans murs, comme des bouches qui hurlent.
Quand les hommes de sécurité ne venaient pas à leurs réunions, des militants exprimaient leur impression que les habitants non-Hamas vivent dans la terreur et ont peur de parler ou de donner leur nom. “Je comprends maintenant que l’appel à la “Liberté pour Gaza” est à double sens”, m’a dit un jeune homme.
Les participants ont passé le jeudi et le vendredi dans la bande de Gaza. Le vendredi 1er janvier, c’était le 45ème anniversaire de la fondation du Fatah. Le gouvernement Hamas n’autorise pas les rassemblements de son rival, tout comme l’autorité palestinienne n’autorise pas les rassemblements du Hamas en Cisjordanie. Le leader du Hamas Ismaïl Haniyeh a félicité le Fatah pour son anniversaire, mais en même temps, les services de sécurité du Hamas ont fait tout ce qu’ils pouvaient pour dissuader les militants du mouvement de même envisager une célébration.
Des centaines de militants du Fatah ont été interpellés par la police et tenus en semi-détention plusieurs heures, jusqu’au soir. Des hommes de la sécurité entraient dans les maisons où ils voyaient des bougies allumées ou un drapeau du Fatah déployé pour célébrer l’anniversaire. Dans une des maisons, ils ont tenté d’arrêter deux personnes et la mère a voulu s’interposer. Un policier, pense-t-on, l’a frappée ; elle a fait une crise cardiaque et est morte.
Je me suis demandé si c’était des ordres venus d’en haut ou une mauvaise interprétation au niveau inférieur qui avaient induit ces restrictions. Le Hamas pense-t-il qu’il peut entièrement empêcher ces quelques visiteurs, clairement pro-palestiniens, d’entendre des versions non-officielles ? Les donneurs d’ordres ne se rendent-ils pas compte de la mauvaise image qu’ils donnent ? Ou y avait-il réellement problème de sécurité ?
Quelqu’un qui, c’est un euphémisme, n’est pas fan du Hamas m’a expliqué que les jeunes gens qui quittent Iz al-Din al-Kassam pour la milice Jaljalat, qui est amorphe, posent véritablement un grave problème : ils sont un prétexte commode pour limiter les contacts avec “n’importe qui”, même si la crainte est réelle de les voir s’en prendre aux visiteurs pour nuire au Hamas.
Ce sont de jeunes dévots qui, officiellement, dénigrent le Hamas parce qu’il n’applique pas intégralement la loi religieuse islamique. Cependant, comme on me l’a dit, “involontairement, à cause de leur vie perdue, de nos vies perdues, ils sont en colère contre le monde entier.”
PS : Au bout de deux jours, tous les visiteurs, journalistes inclus, ont dû quitter Gaza. Selon le Hamas, l’Égypte l’avait exigé de manière explicite. Des officiers égyptiens l’ont confirmé.
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