par Alain Gresh, août 2013

« Pour éviter le bain de sang et la guerre civile, les militaires dirigeront l’Egypte pour une période n’excédant pas un an. » Le matin du 30 juin, à l’aube des manifestations visant le président Mohamed Morsi, l’un des grands quotidiens saoudiens, Okaz, dévoilait dans un éditorial le scénario de sortie de crise au Caire. Quelques jours plus tard, M. Morsi était démis par l’armée. Cette prescience n’avait rien d’étonnant : depuis plusieurs mois, le haut commandement égyptien se concertait avec Riyad.

Les militaires avaient obtenu la garantie que le royaume viendrait au secours de l’Egypte en cas d’élimination des Frères musulmans, détestés par la famille royale (1). A une condition, toutefois : que l’ancien président Hosni Moubarak soit mieux traité. Le royaume, qui avait accueilli l’ancien président tunisien Zine El Abidine Ben Ali, ne souffrait pas le traitement infligé à l’ancien raïs. Le roi Abdallah fut l’un des premiers à féliciter les nouveaux dirigeants du Caire. Il s’engagea à verser 5 milliards de dollars d’aide, l’un en cash, deux en produits pétroliers et deux en dépôt bancaire.

Le départ de M. Morsi constitue incontestablement une victoire pour l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis et un revers pour le Qatar, qui, par ailleurs, a vu son homme lige à la tête de la Coalition nationale syrienne éjecté et remplacé par un proche de Riyad. Ayant connu une transition en douceur avec l’accession au trône du fils de l’émir, le Qatar va-t-il réorienter sa politique ? En tout cas, sa rivalité avec son puissant voisin ne va pas disparaître, même si les deux pays dépendent de leur alliance stratégique avec les Etats-Unis.

Le premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan est l’autre perdant de la nouvelle donne en Egypte. Il a condamné le coup d’Etat au Caire. On peut n’y voir que l’expression d’une solidarité entre formations islamistes, entre l’AKP (Parti de la justice et du développement) et les Frères musulmans ; mais ce serait oublier que tous les partis politiques de Turquie, de la droite nationaliste aux organisations kurdes, ont désapprouvé l’intervention des militaires égyptiens.

En politique étrangère, l’arrivée du président Morsi ne s’était traduite que par quelques inflexions. Le raïs avait pris ses distances à l’égard de l’Arabie saoudite et opéré une timide ouverture en direction de l’Iran, sans oser toutefois rétablir les relations diplomatiques. Sur Gaza, il avait procédé à un allègement des restrictions — insuffisant selon le Hamas, qui contrôle le territoire — et conduit une diplomatie plus active et plus critique lors de l’intervention israélienne de novembre 2011. Mais la présidence avait maintenu le traité de paix avec Israël, obtenant ainsi les bonnes grâces des Etats-Unis — ce qui a permis à une partie de l’opposition et de l’opinion de dénoncer l’alliance stratégique entre les Frères et Washington. M. Morsi était convaincu, et il en avait informé nombre de ses interlocuteurs étrangers, que cet appui américain lui éviterait un coup d’Etat. Calcul qui allait se révéler erroné.

Ces derniers mois, les tensions entre l’exécutif et les militaires s’étaient manifestées dans le domaine de la politique régionale, que l’état-major considère comme relevant de sa responsabilité. Ainsi, l’armée avait pris seule la décision de submerger une partie des tunnels qui alimentaient Gaza. Elle avait aussi fait savoir qu’elle désapprouvait les appels au djihad en Syrie lancés en juin 2013 et repris par M. Morsi, qui avait rompu les relations diplomatiques avec Damas (2). Jusqu’alors, la politique syrienne du raïs était restée prudente : il rejetait toute intervention étrangère et cherchait à associer l’Iran à la recherche d’une solution politique. Son changement de ton tenait plus à sa volonté de se gagner les bonnes grâces des salafistes — ce en quoi il a échoué, comme le prouve le ralliement du puissant parti Nour au mouvement qui l’a renversé — que d’un véritable tournant stratégique.

Enfin, un autre incident a contribué à mettre le feu aux poudres. Début juin se réunissaient autour du président Morsi des dirigeants de partis islamistes pour discuter de la crise provoquée par la décision de l’Ethiopie de construire un barrage sur le Nil (3). Ne sachant pas que la rencontre était télévisée, certains dirigeants appelèrent à une intervention armée. Une surenchère que l’état-major a peu appréciée.

Après la chute de M. Morsi, les militaires ont inondé la presse de « confidences » sur son soi-disant refus de rétablir l’ordre dans le Sinaï (4), une région instable qu’ils considèrent comme stratégique. Depuis, les opérations militaires se sont multipliées, et l’armée semble être revenue à sa stratégie désastreuse des années Moubarak, lorsque la répression tous azimuts, mêlée à un mépris pour les habitants de la région, souvent considérés comme des citoyens de seconde zone, n’avait fait que renforcer les groupes djihadistes. S’y ajoute un nouveau tour de vis à l’égard de Gaza, avec le retour de restrictions drastiques au terminal de Rafah et une campagne visant à assimiler les Palestiniens au terrorisme.

Malgré la rhétorique anti-américaine qui prévaut désormais au Caire, deux choses sont certaines : le nouveau pouvoir maintiendra le traité de paix avec Israël ; il continuera à coopérer avec l’armée américaine et à recevoir annuellement le milliard et demi de dollars d’aide militaire dont sont friands les officiers égyptiens (5).

Alain Gresh

(1) Lire «  Les islamistes à l’épreuve du pouvoir  », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

(2) Lire «  De l’impasse syrienne à la guerre régionale  », Le Monde diplomatique, juillet 2013.

(3) Lire Habib Ayeb, «  Qui captera les eaux du Nil  ?  », Le Monde diplomatique, juillet 2013.

(4) «  Disputes between Morsi, military led to Egypt coup  », Associated Press, 18 juillet 2013.

(5) Lire Philippe Leymarie, «  Des amis de trente ans  », Les blogs du Diplo, Défense en ligne, 10 juillet 2013.