L’entrepreneur palestinien Jaoudat Khoudary s’est juré de faire revivre le passé archéologique de Gaza. Malgré le blocus israélien, il a créé un musée privé qui rassemble les pièces de sa collection commencée il y a plus de vingt ans

Parcours
1960 Naissance à Gaza.

1983-1985 Diplôme d’ingénieur au Caire, diplôme de management à Turin.

1987 Directeur général de l’entreprise

de bâtiment et travaux publics

Saqqa & Khoudary.

2007 Exposition ” Gaza à la croisée

des civilisations “, à Genève.

2008 Ouverture de son musée à Gaza.

2010 L’exposition de Genève est présentée, depuis le 31 janvier,

à Oldenbourg (Allemagne).

Souvent, Jaoudat Khoudary s’arrête de parler, les yeux mi-clos. Quand les paupières se relèvent, l’oeil pétille, et la phrase, mûrement réfléchie, fuse : ” Ma mission est d’entretenir l’espoir qu’un avenir meilleur est possible à Gaza. “ Il offre une mandarine de son jardin, pioche une nouvelle cigarette, cale sa forte corpulence dans le canapé, une jambe repliée sous lui, et poursuit l’histoire de sa vie, de Gaza.

Il en est inspiré, littéralement : les vitrines de bois sombre de son salon oriental regorgent d’objets témoignant de la richesse du patrimoine six fois millénaire de Gaza, qu’il a retrouvés, collectionnés depuis plus de vingt ans. ” Nous sommes une très ancienne ville et civilisation, mais tous les occupants, les Egyptiens, les Turcs, les Britanniques et les Israéliens, sans parler de la période antique, ont pillé notre héritage historique. “

A presque 50 ans, Jaoudat Khoudary est un homme riche – peut-être le premier entrepreneur en bâtiment et travaux publics de Palestine -, mais il y a chez lui autre chose : une passion fiévreuse pour faire resurgir du passé la splendeur culturelle de sa terre natale. ” Ma plus grande préoccupation, c’est que la nouvelle génération est isolée, mentalement et géographiquement, du reste du monde. Je dois l’aider à retrouver ses racines. “

C’est un amoureux fou, un esthète en même temps qu’un homme d’affaires, fait de rondeur et de roublardise, avec des amis qu’il comble de sa générosité, et dont il sait se servir. Anis Nacrour, diplomate français, ancien conseiller de coopération culturelle à Jérusalem, le connaît bien : ” Jaoudat est un mécène qui sait faire fructifier sa fortune, qui fonce et prend des risques. L’un de ses talents est d’avoir ses entrées aussi bien auprès du Hamas que de l’Autorité palestinienne, des Israéliens que des Américains. “

De l’entregent, il en faut lorsque le but d’une vie est de sauver le passé archéologique d’un territoire à la dérive, gouverné par la main de fer du Hamas et étranglé économiquement par Israël. Tout a commencé en 1986, avec la découverte, au milieu de gravats, d’un médaillon omeyyade du VIIe siècle, dont il fera son talisman. Avec un ami, il crée une entreprise de travaux publics, Saqqa & Khoudary, aujourd’hui prospère.

La suite se déroule comme une épopée, dont Jaoudat Khoudary est le meilleur biographe, avec Béatrice Guelpa, qui lui a consacré un petit livre, Gaza debout face à la mer (ed. Zoé 2009). Les chantiers s’enchaînent, l’argent rentre vite, grâce aux contrats du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et de l’Agence américaine pour le développement international (USAID), dont il va devenir, bizarrement, le principal contractant. Dans sa maison de Gaza, qu’un haut portail vert protège des regards indiscrets, Jaoudat Khoudary est prolixe de tout, sauf de détails sur sa fortune.

Arpentant les allées de son jardin luxuriant, foisonnant de colonnes romaines et grecques, de chapiteaux, de palmiers et de citronniers, il raconte ses découvertes archéologiques au hasard des chantiers de construction. La mer va devenir une autre source inépuisable de vestiges antiques, que les pêcheurs de Gaza remontent dans leurs filets. Il les encourage, et la pêche aux amphores devient miraculeuse.

Jaoudat Khoudary est désormais à la tête d’un véritable trésor composé d’objets datant des périodes phénicienne, assyrienne, perse, grecque, romaine, byzantine et islamique, parfois achetés très cher… mais l’argent compte peu. Comment les faire expertiser ? Jaoudat Khoudary serait resté un collectionneur privé, de ceux que les services officiels des antiquités accusent de faire main basse sur les patrimoines nationaux, sans une rencontre.

Elle a lieu en 1996, à Gaza. Le Père Jean-Baptiste Humbert, dominicain et archéologue, est professeur à l’Ecole biblique de Jérusalem. Rien de commun a priori entre le collectionneur boulimique et le scientifique érudit, si ce n’est une commune passion : sauver ce qui peut l’être du patrimoine archéologique de Gaza. Quatorze ans plus tard, le Père Humbert dresse le portrait de celui qui est devenu son ami : ” Jaoudat est parti de rien, il a fait des coups, c’est une sorte d’aventurier, mais c’est aussi un esthète nationaliste. “ De cette coopération naîtront une exposition à Genève, en 2007, puis un musée privé à Gaza, l’année suivante. ” Jaoudat a envie de laisser son empreinte sur l’histoire de Gaza, observe Patrice Mugny, chef du département de la culture de la ville de Genève. Il est empreint de romantisme et veut s’inscrire dans la cause palestinienne ; ce qu’il a fait relève de la préservation du patrimoine mondial. “

Gaza est bouleversée par les Intifadas de 1987 et 2000, puis martyrisée lors de la guerre menée par Israël au cours de l’hiver 2008. L’exposition de Genève a été un succès, mais l’ambitieux projet de créer un musée national à Gaza est gelé : le blocus israélien, les rivalités entre le Hamas et le Fatah et l’animosité du Service des antiquités de l’Autorité palestinienne interdisent le retour de la collection.

La ville de Genève a accepté d’en être le curateur, jusqu’au jour où les conditions seront réunies pour que la statue d’Aphrodite en marbre blanc, joyau de la collection Khoudary, puisse retrouver le rivage méditerranéen. En attendant, Jaoudat Khoudary se consacre à ses affaires et à son musée, où les enfants de Gaza réapprennent qu’ils sont les héritiers d’une des plus riches cultures du bassin méditerranéen.

En bordure de mer, à faible distance du camp de réfugiés de Ash Shati et de la frontière israélienne, ” Al Mat’haf ” (le musée, en arabe) fait partie d’un complexe comprenant un restaurant panoramique et une salle de conférences. Dans quelques mois, grâce au ciment acheminé à prix d’or par les tunnels de contrebande creusés sous la frontière égyptienne, un hôtel de 36 chambres accueillera une improbable clientèle…

” Parfois, songe Jaoudat Khoudary, je me dis que je suis fou de faire de tels investissements, puis je me persuade que c’est un pari sur l’avenir de Gaza. “ La chance et un doigté tout oriental pour ne se fâcher avec personne l’ont toujours aidé. A-t-il construit une mosquée pour le Hamas pour prix de sa liberté, comme le suggère un diplomate britannique ? Le volume de ses intérêts financiers en Palestine explique-il les facilités que les Israéliens lui accordent pour sortir de Gaza et y revenir ?

Gaza est devenue une gigantesque prison à ciel ouvert où 1,4 million de Palestiniens vivent dans des conditions souvent misérables. ” Jaoudat Khoudary, observe Jean-Yves Marin, directeur des musées d’art de la ville de Genève, a compris que la constitution de l’identité d’un peuple passe par un musée. “ Jaoudat Khoudary reste à Gaza avec son épouse et son plus jeune fils pour poursuivre son rêve et démontrer que, dans l’adversité, Gaza reste debout face à la mer.

Laurent Zecchini

© Le Monde

Diaporama Feuille de Chou Strasbourg-Méditerranée 2010

http://picasaweb.google.fr/jcreyem/FouillesArcheologiquesAGaza#