par Noël Mamère
La coupe est pleine. L’expulsion de la jeune Leonarda, raflée par la police française durant une sortie périscolaire devant ses camarades du collège Lucie-Aubrac – eh oui ! – et directement renvoyée au Kosovo dont elle ne connaît même pas la langue, a soulevé l’indignation légitime d’une partie du peuple de gauche. Seule lueur d’espoir dans cette sordide affaire, la mobilisation de milliers de jeunes descendus dans la rue au nom de la fraternité.
Mais, pour l’heure, force est de constater une nouvelle fois la frénésie qui s’est emparée des médias se jetant tels des rapaces sur cette famille livrée en pâture à une opinion en surchauffe sur le sujet de l’immigration.
De quoi Leonarda est-elle le nom ?
« L’affaire » Leonarda est, avant tout, symptomatique d’un délitement sans précédent de la gauche, qui ressemble à celui qu’elle a connu au moment de la guerre d’Algérie. Leonarda devient le nom de toutes les fractures d’une gauche blessée et meurtrie dans sa chair.
Tous les élus qui ont parrainé des enfants sans-papiers durant les années Sarkozy se sentent aujourd’hui floués ; ils éprouvent de la honte et de la révolte devant ce spectacle lamentable donné par un gouvernement en plein affolement, incapable de produire une politique alternative au sarkozysme, dans ce domaine comme dans d’autres.
Au-delà du cas Leonarda, la crise politique ouverte par cette affaire révèle l’impasse dans laquelle se trouve la gauche de gouvernement. La recherche désespérée de la synthèse, que l’on nomme « hollandisme », vient de trouver ses limites. Comme le disait Lincoln :
« On peut tromper une partie du peuple tout le temps et tout le peuple une partie du temps, mais on ne peut pas tromper tout le peuple tout le temps. »
Le plus grand bal de faux-culs du quinquennat
Autant le dire crûment, nous venons d’assister au plus grand bal de faux-culs du quinquennat. Après tout, l’affaire était simple :
- soit l’on considérait avec Manuel Valls et une majorité de Français, qu’il fallait expulser une famille n’entrant pas dans les clous de notre politique d’immigration, en fait celle de Sarkozy ;
- soit on estimait que l’affaire Leonarda était l’occasion de rompre avec ce climat pourri, xénophobe et raciste, qui mine le pays. C’était la position de la gauche dite « humaniste », nouveau nom choisi par les médias pour qualifier les « droits-de-l’hommistes », dénoncés en leur temps par Jean-Pierre Chevènement, quand nous combattions sa loi Reseda (loi relative à l’entrée et au séjour des étrangers en France et au droit d’asile).
Dans cette esprit, le gouvernement aurait pu en profiter pour promouvoir une vraie réforme du droit d’asile, revenant sur les manquements de l’ère Sarkozy, pour rebâtir la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers,
- en leur délivrant un titre de séjour plus long qu’un an,
- en ouvrant l’accès à la nationalité française, par déclaration, aux jeunes non nés en France, mais arrivés tôt dans le pays et qui sont aussi français que ceux qui y sont nés,
- en sanctuarisant non seulement l’école mais aussi les hôpitaux et les centres d’hébergement…
La conclusion était alors évidente : la famille, toute la famille devait revenir.
Il n’y a plus de pilote dans l’avion
Nous n’avons eu ni l’un ni l’autre, mais une allocution qui restera dans l’histoire politique comme un chef-d’œuvre d’hypocrisie, de fausse synthèse et d’indécision.
Non seulement le Président est tombé du haut de son siège d’équilibriste, mais il a confirmé ce que d’aucuns savaient depuis quelque temps : il n’y a plus de pilote dans l’avion.
Non seulement François Hollande a réussi à mécontenter tout le monde, sa droite comme sa gauche, mais il s’est fait claquer le bec, en direct, par une jeune fille de 15 ans, outrée qu’on lui demande de choisir entre la France et sa famille.
De toutes les bêtises que ce gouvernement a pu commettre depuis mai 2012, celle-ci n’est pas la moindre : en voulant séparer un enfant de sa famille, il brisait le principe d’unicité de la famille et violait ainsi plusieurs conventions internationales, dont celle des droits de l’enfant.
Cette peur viscérale de trancher…
La déclaration du chef de l’Etat n’est pas seulement « inhumaine et incompréhensible », comme le note le communiqué d’Europe écologie-Les Verts [qualifié depuis par la direction d’ « initiative personnelle », ndlr] mais, d’abord, une faute morale et politique majeure pour un homme qui prétend incarner les valeurs portées par Jaurès, Blum et Mendès-France.
Cette peur viscérale de trancher et de mécontenter « l’opinion », sa majorité, les différents courants du PS, a paralysé l’exécutif et entraîné par ricochets des réactions en chaînes.
Trois minutes après l’intervention du Président, le premier secrétaire du PS, Harlem Désir, s’est déclaré pour le retour de tous les enfants et de la mère. Les lycéens ont décidé de passer leurs vacances à mobiliser les étudiants dans les facs. Valls est resté droit dans ses bottes, en se posant en alternative virtuelle au Président. Le Front national s’est presque félicité de cette décision stupide qui lui permet d’engranger un nouveau paquet de voix tout en décourageant un peu plus la gauche.
Ce bilan catastrophique est le résultat d’une pratique politique détestable, « le mentir vrai », qui consiste à ne pas affirmer son positionnement, pensant que le temps passant, la politique du chien crevé au fil de l’eau s’imposera à tous.
La gauche sous le goudron et les plumes
Mais nous ne sommes plus sous le pompidolisme ou sous le mitterrandisme, référence absolue de François Hollande. A l’ère des chaînes d’information en continu, des réseaux sociaux, de Twitter et autre Facebook, tout le monde a les moyens de juger en direct des politiques suivies et de s’apercevoir du degré d’incohérence, d’hypocrisie et de mensonge des décideurs.
L’affaire Léonarda a révélé au grand jour le renoncement aux principes et aux valeurs de la gauche, que l’on marchande et brade au cours d’une réunion en catimini de quatre hommes désemparés et au plus haut sommet de l’Etat. François Hollande doit arrêter de jouer le rôle de l’économiste de service et dire enfin quelle société il veut pour « faire France », sinon il court le risque d’être hué de nouveau par des militants socialistes, comme ce dimanche à Marseille.
S’il ne veut pas que la gauche finisse sous le goudron et les plumes aux prochaines échéances électorales, il faut qu’il indique enfin le chemin ou qu’il redonne d’une manière ou d’une autre la parole au peuple.
Manuel Valls n’a plus de limite
Le deuxième symptôme de la mort clinique de cette majorité, c’est la démission en rase-campagne devant les méthodes de Valls, versant socialiste du sarkozysme. Au 31 août 2013, 18 126 personnes, selon le ministère de l’Intérieur, avaient été « éloignées du territoire ». Pourtant, Réseau éducation sans frontières (RESF), avait été choyé par les socialistes avant que François Hollande arrive au pouvoir. Mais comme dirait la pub : « Ça, c’était avant… »
Bien sûr, cette séquence aura une fin mais, en attendant, elle a mis un coup de projecteur sur le gloubi-boulga, la confusion qui règnent sur cette gauche de moins en moins social-démocrate et de plus en plus libérale-autoritaire, à l’image du ministre de l’Intérieur qui, depuis des mois, teste les capacités de résistance de la gauche.
Il n’a plus de limites. Chaque semaine Manuel Valls enchaîne les provocations. Un jour, c’est la question de l’islam, le lendemain, les Roms, stigmatisés dans les mêmes termes que le discours de Grenoble. Un autre jour, ce sont des expulsions de sans-papiers… Cet admirateur des méthodes de basse police de Nicolas Sarkozy et du flic Clémenceau, qui fit tirer en son temps sur les grévistes, cet enfant de la Rocardie, coaché par ses deux amis, Alain Bauer, ex-conseiller sécuritaire de Sarkozy et du publicitaire Stéphane Fouks, conseiller de DSK et de Cahuzac, est en train de fracturer pour longtemps la gauche française.
Ses pratiques sont connues : la triangulation et la transgression. Plus c’est gros, plus ça plaît à la droite, plus il monte dans les sondages. Si nous ne résistons pas à ce rouleau compresseur, il n’y aura plus de gauche demain dans ce pays. Marine Le Pen aura un boulevard et, contrairement à ce que pense le Président, le scénario de 2017 n’opposera pas le champion du PS à l’héritière du FN, mais Le Pen à Sarkozy. C’est pourquoi j’assume sans états d’âme ce que je demandais au début de la semaine : la démission du ministre de l’Intérieur, leitmotiv repris par les lycéens comme par le Front de Gauche.
Un Bretton-Woods des migrations
Si Manuel Valls veut jouer le rôle de l’homme du recours, alors qu’il essaye de rassembler des militants de gauche sur sa ligne « clémenciste ». Je doute qu’au-delà des élus paniqués par leur réélection, il convaincra beaucoup de socialistes et de démocrates sincères sur ce discours s’essuyant allègrement les pieds sur 230 ans de tradition de la gauche française en matière de droit d’asile et du droit d’hospitalité.
Enfin, Léonarda est le nom de notre renoncement à traiter la question du droit des migrants et, partant, de l’avenir de nos sociétés. Elle est membre d’une famille dont le père albanais a vécu en Italie et ensuite en France. Quoi qu’on puisse penser de cet homme et de cette famille, il est, ils sont citoyens européens. Après tout, nous avons libéré le Kosovo de la dictature de Milosevic et nous souhaitons qu’un jour ce pays, comme le reste de l’ex- Yougoslavie, appartienne à l’Union européenne.
A ceux qui n’ont plus de boussole sur ce sujet, je recommande la lecture d’un petit opuscule de la sociologue Catherine Wihtol de Wenden. Intitulé « Le Droit d’émigrer » (CNRS éditions), il pose clairement les termes du débat sur lequel la gauche doit maintenant trancher.
La question de l’immigration n’est pas nationale. Elle ne se résoudra pas dans le cadre franco-français. Le droit de sortie a été un enjeu essentiel au cours des derniers siècles – rappelez-vous les obstacles opposés aux habitants de l’Europe de l’Est et à ceux des dictatures en général, qui quittaient leur pays à la recherche de la liberté.
Aujourd’hui c’est le droit d’entrée qui pose problème, alors que les marchandises ont le droit de circuler librement, trop librement. Il faut donc concevoir une sorte de Bretton-Woods des migrations qui, au moyen du multilatéralisme, imposerait des normes aux Etats, à l’échelle mondiale, associant pays d’accueil et de départ, ONG et sociétés civiles. Le droit d’émigrer, le droit à la mobilité, impliquent aussi la définition d’une citoyenneté mondiale, hors-sol, déterritorialisée.
La défense des droits des migrants sera aussi importante au XXIe siècle que celle de l’esclavage l’a été au XIXe. Plutôt que de prendre Leonarda comme cible de nos peurs, nous devrions la considérer comme symbole d’une société cosmopolite, métissée, ouverte aux apports de l’autre, des autres. Nous aurions refondé d’un même coup le pacte républicain et l’objectif de l’Europe. La folle aventure de Léonarda n’aurait pas été vaine.
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