Profitant de la focalisation des médias sur l’affaire Leonarda, plusieurs associations, élus et partis politiques se saisissent de l’occasion pour demander l’interdiction des expulsions d’enfants étrangers scolarisés. Car des dizaines de Leonarda vivent actuellement en France, dans le silence de l’anonymat, sous la menace d’une reconduite à la frontière, selon le Réseau éducation sans frontière (RESF), dont le principal mot d’ordre depuis sa création en 2004 est la régularisation des parents dont les enfants vont à l’école. « Leonarda n’est qu’un cas qui cache la forêt », insiste Brigitte Wieser, membre de ce réseau, qui rappelle que l’école est le lieu d’intégration républicain par excellence.
Alors qu’il vient d’être expulsé vers l’Arménie, Khatchik Kachatryan, scolarisé à Paris, soutenu par des milliers de lycéens, ne suscite pas la même attention que la jeune Dibrani. Lors de son allocution télévisée, le président de la République ne l’a pas mentionné, malgré les manifestations en sa faveur. À Grenoble, une famille arménienne est sous le coup d’une obligation à quitter le territoire et assignée à résidence. À Albertville, des Géorgiens dont les enfants vont à l’école vivent cachés pour échapper à l’expulsion. À Amiens, deux lycéens risquent à tout moment d’être renvoyés dans leur pays d’origine. Dans tous ces cas, l’émotion et la mobilisation restent, pour l’instant, localisées.
Qu’elles concernent des jeunes majeurs renvoyés seuls dans leur pays d’origine ou des mineurs accompagnant leurs parents, les expulsions d’enfants ou de jeunes adultes scolarisés n’ont pas cessé depuis l’élection de François Hollande à l’Élysée. Selon les textes juridiques en vigueur, y compris les plus récents, la tendance n’a aucune raison de s’inverser. Et pour cause, la circulaire que le ministère de l’intérieur vient d’envoyer aux préfets (la consulter), samedi 19 octobre 2013, à la demande du chef de l’État, pour empêcher à l’avenir l’interpellation d’enfants en milieu scolaire, va moins loin que celle du 31 octobre 2005, signée par Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur, et abrogée par la circulaire du 28 novembre 2012 de Manuel Valls.
Le texte d’il y a huit ans (y accéder) faisait suite à une précédente affaire qui avait défrayé la chronique. Jonathan et Rachel se cachaient pour éviter que leur mère congolaise, déboutée du droit d’asile, ne soit expulsée. Leur cas, qui avait mis la France en émoi, avait amené Nicolas Sarkozy à suspendre l’éloignement des élèves et de leurs familles le temps de l’année scolaire.« S’il est souhaitable que les mineurs accompagnant leurs parents faisant l’objet d’une reconduite à la frontière les rejoignent effectivement, il convient, pour des raisons évidentes, d’éviter que cela conduise à des démarches dans l’enceinte scolaire ou dans ses abords, indiquait-il. Je vous demande, en tout état de cause, de conduire ce type d’opération particulièrement délicate avec humanité et discernement. » « Vous veillerez, en outre, poursuivait-il, à ne pas mettre à exécution avant la fin de l’année scolaire l’éloignement de familles dont un enfant est scolarisé depuis plusieurs mois. »
La nouvelle instruction est à la fois plus précise et moins protectrice. Elle déclare, elle aussi, que« le cadre scolaire doit être préservé de toute intervention des forces de police et de gendarmerie lors du déroulement de procédures d’éloignement, que l’intervention concerne des enfants scolarisés susceptibles d’accompagner leurs parents en situation irrégulière lors du retour dans le pays d’origine, des jeunes majeurs scolarisés ou des personnes qui accompagnent les enfants ». « Cette protection, ajoute-t-elle, n’est pas limitée à la seule enceinte de l’école ou de l’établissement scolaire ou aux abords de celui-ci, ni au seul temps scolaire. Elle s’étend au temps périscolaire et aux activités organisées par les structures destinées à l’accueil collectif des mineurs. »
Sont cités, à titre d’exemple, les terrains de sport, les transports scolaires, les sorties et voyages scolaires, les cantines, les garderies, les conservatoires, les colonies de vacances ou encore les centres de loisirs. L’interdiction vaut « même dans le cas où les parents ou représentants légaux des enfants étrangers auraient donné implicitement ou explicitement leur accord à l’intervention », indique le texte, en référence à l’argument mis en avant dans le cas de Leonarda par la préfecture du Doubs selon lequel la mère et les soutiens de la famille auraient donné leur aval à l’intervention des forces de l’ordre.
Détaillée sur les lieux où l’interpellation est proscrite, cette circulaire, en revanche, n’invite pas les forces de l’ordre à attendre la fin de l’année scolaire pour procéder à des éloignements.
« Le droit à la scolarité et à la vie en famille n’est pas négociable »
La circulaire de Nicolas Sarkozy n’a toutefois empêché ni les expulsions d’enfants ou de jeunes majeurs scolarisés ni leur interpellation dans le cadre scolaire. En août 2006, juste avant la rentrée scolaire, Jeff, scolarisé au lycée Dorian à Paris (XIe) est expulsé vers le Nigeria qu’il a fui deux ans plus tôt après l’assassinat de sa mère. En mars 2007, deux affaires connaissent un grand retentissement : elles concernent deux ressortissants chinois arrêtés dans le quartier de Belleville à Paris alors qu’ils allaient chercher des enfants à l’école. Sous la pression des parents d’élèves, l’un et l’autre sont relâchés.
En septembre 2007, une petite fille de 7 ans est enfermée en rétention avec ses parents après avoir été interpellée dans son école à Montauban. La famille est expulsée vers l’Albanie. En novembre 2008, une famille de Roms kosovars, avec trois enfants scolarisés, est reconduite à la frontière après l’intervention des policiers à la grille de l’école primaire et à l’intérieur de l’école maternelle. En janvier 2010, un lycéen de Colombes en première année de bac pro « hygiène » est expulsé vers le Maroc.
En février 2010, Najlae, scolarisée près d’Orléans, est expulsée après être allée porter plainte dans un commissariat pour coups et blessures. Elle est autorisée à revenir en France. En janvier 2011, deux lycéens sont reconduits à la frontière : l’un d’entre eux revient quelques temps plus tard après avoir obtenu un visa. Ce ne sont que des exemples parmi d’autres. Lors du quinquennat de Nicolas Sarkozy, plus de 300 enfants en moyenne ont été enfermés chaque année dans des centres de rétention en métropole. Tous n’ont pas été récupérés dans leur établissement scolaire par des policiers, loin s’en faut, mais la plupart étaient scolarisés.
Concernant les jeunes majeurs, Brigitte Wieser, à RESF, constate néanmoins que le nombre des expulsions a été « limité » au cours du précédent mandat présidentiel, alors qu’elle en recense déjà cinq depuis que Manuel Valls est en poste au ministère de l’intérieur : Aymane El Ouardi, de nationalité marocaine, élève à La Varenne Saint-Hilaire dans le Val-de-Marne, expulsé en décembre 2012 ; Wissem Rekik, étudiant au Mans en première bac pro « plastiques et composites », reconduit le même mois vers la Tunisie ; Cheick Kouyaté, Malien, scolarisé en première année de bac pro « comptabilité » à Pau, interpellé sur le chemin de l’école dans le train et expulsé en juin 2013 ; Taoufik, lycéen marocain scolarisé à La Courneuve, expulsé en mars 2013 ; Dreini Kalanderi, Kosovar, inscrit au lycée d’Audincourt dans le Doubs, reconduit en octobre 2013.
Afin d’empêcher que de telles situations ne se reproduisent, l’Unef appelle les étudiants à une mobilisation nationale le 5 novembre pour demander l’arrêt des expulsions de jeunes en cours de formation. « L’école est un lieu d’intégration qui fonctionne. Notre pays doit en être fier. C’est ce modèle que nous défendons aujourd’hui », déclare le syndicat dans un communiqué. Cette revendication fondatrice de RESF est reprise par nombre de personnalités politiques de gauche.
Une vingtaine d’élus parisiens et franciliens, parmi lesquels Anne Hidalgo, Alexis Corbière, Pierre Laurent et Ian Brossat, viennent de signer un appel pour demander au président de la République le retour de Khatchik Kachatryan « comme cela a été possible pour Suzilène, Taoufik, Mohamed, Ilyes et Najlae, lycéens de toute la France, expulsés puis revenus grâce aux mobilisations entre 2005 et 2011 ». « Nous affirmons que nous mettrons tout en œuvre pour protéger les lycéens sans papiers parisiens, assurent ces élus. Pour nous, le droit à la scolarité et à la vie en famille n’est pas négociable. » Au nom des « valeurs essentielles de la gauche », les partis du Front de gauche, dont le PCF et le Parti de gauche, vont plus loin et en appellent, dans un communiqué, à la démission de Manuel Valls.
EELV, de son côté, demande « l’arrêt des expulsions de tous les enfants scolarisés et de leur famille ». Les Verts exigent plus généralement l’assouplissement des critères de régularisation des familles, des salariés et des mineurs isolés, ainsi qu’une réforme « en profondeur » du Code de l’entrée et du séjour des étrangers (Ceseda) en vue de la mise en œuvre d’une politique d’immigration « respectueuse des droits humains et des principes de solidarité ».
Promise par François Hollande pendant la campagne présidentielle, cette « autre politique migratoire » (lire sa lettre à RESF) est remise à plus tard par l’actuel gouvernement. Après avoir été plusieurs fois reportée, la loi sur l’immigration et l’asile ne devrait pas être examinée au Parlement avant les élections municipales de 2014. Concernant les enfants, le chef de l’État souligne qu’il a mis fin au placement en rétention des familles. Petits et grands n’en sont pas moins expulsés, après avoir été assignés à résidence. La hantise de ce gouvernement étant d’apparaître « laxiste », la question des régularisations est sensible.
C’est d’ailleurs peut-être pour cela que Manuel Valls a évité, dans sa circulaire, de remettre à la fin de l’année scolaire les reconduites à la frontière de familles. En raison des instructions ministérielles, les préfectures s’étaient retrouvées, à la fin du mois de juin 2006, avec des dizaines de foyers à expulser. Le 1er juillet, RESF avait communiqué sur l’« ouverture de la chasse à l’enfant », ce qui avait contraint Nicolas Sarkozy à prendre une nouvelle circulaire, de régularisation cette fois, des parents ayant des enfants scolarisés.
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