LE MONDE | 04.11.2013
Par Françoise Gaspard (Historienne et sociologue, ancienne députée d’Eure-et-Loir et ancienne maire (PS) de Dreux)

Dans un contexte économique, social et politique étrangement comparable à celui de l’automne de 1983, l’élection du candidat du Front national à une cantonale partielle, à Brignoles (Var), en octobre, a fait écho à l’élection municipale partielle de Dreux (Eure-et-Loir), trente ans plus tôt. Le 4 septembre 1983, la liste du FN conduite par Jean-Pierre Stirbois y avait en effet obtenu 16,7 %.

La similitude de ces deux événements mérite qu’on y réfléchisse. Dix-huit mois après la victoire de François Mitterrand à la présidence de la République et l’arrivée d’une majorité de gauche à l’Assemblée nationale, l’état de grâce postélectoral avait laissé place au désenchantement.

Des pans entiers du secteur industriel s’effondraient, le prix de l’essence ne cessait d’augmenter, entraînant dans son sillage l’impopularité croissante du pouvoir. Le gouvernement Mauroy avait dû se résigner à adopter une rigueur budgétaire dont le premier effet allait être l’augmentation des impôts. Cette année, alors que l’inversion de la courbe du chômage demeure improbable en raison des multiples plans sociaux, la pression fiscale atteint de nouveaux sommets, faisant plonger la popularité du gouvernement.

“CHER MUSTAPHA”

Depuis l’élection de François Hollande, la droite se remet mal de son échec. En 1983, elle n’avait pas non plus digéré sa défaite de 1981 et, comme aujourd’hui, elle était minée par des divisions internes. Le RPR de l’époque en était venu à entretenir avec le FN une relation pour le moins ambiguë. C’est ainsi qu’à Dreux, en mars 1983 mais aussi à Grasse, Antibes ou au Cannet , le parti de Jacques Chirac faisait liste commune, dès le premier tour, avec le Front national. En septembre, à l’occasion de la partielle de Dreux, le FN, légitimé par l’alliance de mars, avait présenté sa propre liste au premier tour. Lors du deuxième tour, le RPR avait de nouveau fait liste commune avec le FN pour remporter la victoire. Jean-Pierre Stirbois devenait maire-adjoint de la ville. Aujourd’hui, à quatre mois des élections municipales, le spectre d’alliances entre l’UMP et le FN, négociées localement, fait peur à plus d’une municipalité sortante. De gauche, s’entend.

Ce qui ne manque pas de frapper, à trente ans d’écart, c’est l’importance prise par le discours tenu sur ceux dont le teint, la langue, les moeurs ou la religion contribuent à leur étrangeté. Hier, il s’agissait de migrants en provenance du Maghreb et d’Africains subsahariens originaires de l’ex-empire, qu’ils fussent ou non citoyens français. Aujourd’hui, s’y ajoutent les Roms, qui, eux, sont européens de naissance.

Le 14 mars 1983, au lendemain de la déroute de la gauche aux municipales, un article à la « une » du Monde avait pour titre : « Cher Mustapha », « Je me demande pourquoi tu hésites à nous rejoindre », écrivait un Algérien à un cousin resté au pays. « Viens vite, Mitterrand nous promet pour bientôt le droit de vote » Ce tract, en écriture manuscrite, avait circulé dès 1982 à Dreux, banc d’essai d’une campagne xénophobe, répliquée par la suite à travers le pays. Puis une rumeur était venue, en mars 1983, amplifier l’idée d’une immigration envahissante. Huit cents Turcs devaient arriver, la maire avait préparé leur accueil après avoir signé le permis de construire une mosquée.

LA GAUCHE A-T-ELLE PERDU LA MÉMOIRE ?

Le 16 octobre, Le Monde faisait état d’une rumeur qui, depuis plusieurs mois, prospère dans de nombreuses villes de province : des Africains de Seine-Saint-Denis vont débarquer en nombre, la municipalité ayant passé un accord avec le 9-3 pour soulager ses communes d’une population africaine trop nombreuse Une rumeur, certes, ne porte pas de signature. Mais celle-là donne une indication du climat dans lequel vont se dérouler les municipales de mars 2014. Et dont on sait déjà que le FN va profiter pour s’imposer encore un peu plus dans le paysage politique.

La gauche de gouvernement a-t-elle perdu la mémoire ainsi que ses repères ? Au lendemain de sa victoire de 1981, elle avait procédé à une vaste opération de régularisation de clandestins, avant de renoncer, très vite, à l’octroi aux étrangers du droit de vote pour les élections locales, une proposition sur laquelle le candidat Mitterrand s’était engagé. Elle n’entendait plus procéder à de nouvelles régularisations, bien au contraire. Au conseil des ministres du 31 août 1983, quelques jours avant la partielle de Dreux, la presse rapportait ce propos du président : « Il faut renvoyer les clandestins », tout en procédant à « l’insertion » des étrangers.

En 2013, le scénario se déroule à l’identique : à la promesse du candidat Hollande d’accorder le droit de vote local aux étrangers extra-communautaires fait suite le réalisme de l’élu : on verra après les municipales. Et le 24 septembre, Manuel Valls, ministre de l’intérieur, déclarait pour légitimer les reconduites à la frontière de Roms : « C’est illusoire de penser qu’on réglera le problème des populations Roms à travers uniquement l’insertion. » Nous voilà revenus à un vocable pourtant abandonné depuis longtemps au profit de celui d’intégration.

Il n’est certes pas aisé de parler du rôle positif de l’immigration en période de récession. Pourtant, le PS paie le prix de son long silence et d’une absence d’analyse interne sur le caractère historique et inéluctable des migrations, sur ce que la France d’aujourd’hui doit aux étrangers qui ont contribué et à son développement économique et au soutien de sa démographie, sur ce que celle de demain devra aux immigrants d’aujourd’hui.

L’IMMIGRATION, UNE AFFAIRE NATIONALE

Hier, il s’agissait d’Italiens, d’Espagnols, de Portugais dont l’installation ne s’est pas faite sans résistances. D’autres migrants sont ensuite venus de nos anciens territoires et colonies. Au fil des années, la gauche, quand elle a gouverné, s’est révélée incapable de reconnaître que la marginalisation de nombre de leurs enfants et petits-enfants a d’abord été le fruit de leur relégation sociale et spatiale. De même que leurs replis communautaires. Il en va de même en 2013. S’agissant des Roms de nationalité roumaine et bulgare, il leur est interdit d’accéder au marché de l’emploi. On voit mal, dès lors, comment ils pourraient s’insérer ou s’intégrer dans la nation en étant, de surcroît, chassés, eux et leurs enfants, d’un endroit à l’autre sans solution de sédentarisation.

En l’absence d’une politique européenne commune (qu’attend la France pour peser en ce sens ?), l’immigration restera traitée comme une affaire nationale. Il faudra toujours procéder à des reconduites à la frontière, même quand il s’agit de demandeurs d’asile, dès lors qu’ils ne remplissent pas les conditions requises.

Mais en l’occurrence, les mots pèsent aussi lourd que les actes. Et la surenchère d’un discours sur les étrangers, copié sur celui de la droite, qui elle-même court après l’extrême droite, a pour seul résultat de renforcer le Front national. Les Français qui ont voté pour François Hollande ne l’ont pas élu pour que la gauche ouvre un boulevard à Marine Le Pen, comme elle le fait en cette fin d’année.

Françoise Gaspard (Historienne et sociologue, ancienne députée d’Eure-et-Loir et ancienne maire (PS) de Dreux)