Tribune collective publiée dans Mediapart le 27 novembre 2013

Cette tribune de Françoise Martres, présidente du Syndicat de la magistrature et Stéphane Maugendre, président du Gisti, est parue ce mercredi 27 novembre 2013 dans Mediapart.

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Le 25 mars 2011, un bateau quittait Tripoli avec à son bord 72 migrants fuyant la guerre et espérant rejoindre l’Italie. En panne de moteur, l’embarcation a dérivé avant d’être repérée et approchée par un ou deux hélicoptères militaires puis un bâtiment de marine militaire. L’un après l’autre sont repartis sans remplir leur obligation de secours, laissant à l’abandon, en mer, les migrants dont 63 mourront de faim et de soif. Aucun des messages de détresse pourtant reçus et relayés dans la zone maritime n’a suscité la réaction qui aurait pu et dû éviter ce drame.

En avril 2012, quatre survivants réussirent à déposer plainte auprès du procureur de la République de Paris pour omission de porter secours à personne en péril, la plainte visant les militaires français qui étaient largement présents dans les eaux libyennes à l’époque et ne pouvaient ignorer l’existence du bateau laissé à la dérive. Il a fallu attendre décembre 2012 – et l’avis du ministère de la défense – pour obtenir une première décision du parquet classant l’affaire sans suite. Une nouvelle plainte avec constitution de partie civile est alors déposée entre les mains du doyen des juges d’instruction.

À ce stade de la procédure, d’après la loi, le procureur doit requérir l’ouverture d’une information judiciaire sauf s’il est « manifeste que les faits dénoncés n’ont pas été commis ». Un an et demi après le dépôt de la plainte initiale, près de huit mois après le dépôt de la seconde plainte – dont les termes sont identiques – les victimes et les associations attendent toujours la décision du parquet.

Dans une affaire dramatique ayant causé la mort de 63 personnes, où la préservation des preuves est délicate, où les plaignants, dans un état de grande précarité, ont dès l’origine un accès difficile aux juges et au droit, le parquet joue la montre. Fort de ce que le code de procédure pénale ne lui impose pas de délai pour rendre une décision, le procureur de la République diffère autant qu’il le peut l’ouverture de l’enquête.

Pendant ce temps précieux, les drames semblables à celui de mars 2011 se succèdent. Une semaine après que les centaines de cadavres recueillis sur les côtes de Lampedusa aient suscité l’émotion bruyante de toute la classe politique à travers l’Europe, un autre naufrage, intervenu dans la même zone de la Méditerranée mais plus loin des caméras, a fait presque autant de victimes. Qui a relevé que ces morts auraient certainement pu être évitées si trois messages de détresse, envoyés à plusieurs heures d’intervalle grâce à un téléphone satellitaire, n’avaient pas été laissés sans suite par les autorités italiennes ? Les témoignages des rescapés syriens qui mettent en évidence leur coupable inertie sont pourtant lourds de sens : par un lâche consensus tacite, chacun s’accorde pour ne prêter attention à des désastres imminents que lorsqu’il est évident qu’il sera impossible de les laisser sous le boisseau médiatique.

Que fait d’autre, aujourd’hui, le procureur de la République de Paris ? En différant toujours le risque de mettre à jour la responsabilité d’autorités militaires françaises qui auraient manqué aux impérieuses obligations du secours en mer, il choisit de laisser dans l’ombre les petites et grandes manœuvres qui font que des femmes, des hommes et des enfants seront ou ne seront pas sauvés de la noyade. Il doit savoir, pourtant, que tant que ces responsabilités restent dans l’ombre, l’impunité continuera de prévaloir pour tous ceux qui, surveillant ou sillonnant la Méditerranée avec des moyens considérables, y portent un regard borgne lorsque ce ne sont pas des touristes qui sont en péril.

Chacun aura compris que la procédure en cours devant le TGI de Paris est davantage qu’une bataille juridique. Parce qu’elle interroge des responsabilités politiques, elle suscite un intolérable immobilisme du parquet que, techniquement, rien ne permet de justifier. Chaque minute compte pour sauver des vies. Chaque jour compte pour comprendre pourquoi certaines ne l’ont pas été et comment elles pourraient l’être à l’avenir.

Le 27 novembre 2013