On a déjà beaucoup écrit, mais certainement pas assez, sur les négociations discrètes (pour l’essentiel, secrètes) entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Depuis juin 2013, c’est officiel : il s’agit rien moins que de contourner les échecs des négociations de Doha dans le cadre de l’OMC en 2006, notamment sur l’agriculture et les services, publics en particulier.
Le cycle de Doha, c’est comme cela que les impétrants et la presse dominante avaient baptisé cette tentative de libéraliser à tout va, n’avait donc pas abouti pour des raisons diverses et contradictoires. Les grandes puissances et les grandes firmes mondiales espéraient beaucoup de Doha, malgré les impasses et les nuisances sociales et écologiques déjà visibles des accords antérieurs de libéralisation.
Il fallait donc revenir à la charge, pas trop vite cependant après le pic de la crise rampante du capitalisme (2007-2010) et les « désillusions » qu’il a suscitées. Ce qui se trame est aussi et tout simplement le retour par la fenêtre de l’Accord multinational sur les investissements (AMI) mort-né en 1997, sous la pression populaire, après que Le Monde diplomatique en eût révélé le contenu.
Les firmes multinationales se sont agitées (les fameux et très dangereux lobbys) dans l’entre temps avec l’ambition d’élargir leur champ de prédation et leur pouvoir dans tous les domaines : économique, politique, idéologique. Pour le dire autrement, les grandes firmes de l’industrie, du commerce, de la finance, qui ont conquis la planète, tiennent les Etats par le bout du nez, sont très présentes à la direction des organismes internationaux comme le FMI, la Banque mondiale, ou encore la Banque centrale européenne, ont finalement imposé aux Etats et à leurs superstructures (dont la scélérate Union européenne, présidée par le très réactionnaire Barroso) la négociation d’accords multilatéraux visant à démanteler tout ce qui fait encore obstacle à leur liberté (celle du renard dans le poulailler) et à réduire à rien les politiques publiques dans les domaines de la santé, de l’emploi, des revenus, de l’environnement, etc.
Ce qui n’a pas été possible en totalité dans le cadre de l’OMC, est organisé ou préparé sous forme d’accords multilatéraux de « libre-échange », dans le secret (toujours). Notamment : zone du Pacifique, Amériques (du Sud et du Nord), accord Canada – Union européenne (banc d’essai, presque conclu au moment où s’écrit cet article, pour préparer l’actuelle négociation dite Accord de partenariat transatlantique). Les Etats-Unis d’Amérique du Nord sont directement ou non dans tous les coups. Leur puissance et celle de leurs firmes s’affirment dans ce domaine comme jamais, les grandes firmes des autres pays (Europe, Inde, Asie de l’est, etc.) y trouvant leur compte.
Supprimer ce qui reste des droits de douane
Un des premiers objectifs affichés est la suppression des droits de douane restant, notamment en ce qui concerne les produits de l’agriculture, secteur où ils demeurent les plus élevés. Il faut insister particulièrement sur ce point. Car le but est bien de renforcer les capacités exportatrices de l’Europe et des USA, au détriment surtout des pays du Sud. Voilà qui aggraverait d’une part le dumping environnemental, ainsi que la dépendance des pays du Sud et la spécialisation régionale (et l’un de ses corolaires : l’appauvrissement des sols et la pollution des réseaux hydrauliques naturels), les cultures de rente et d’exportation au détriment des cultures vivrières (surtout dans les pays du Sud).
Les gros agrariens coalisés, les firmes de l’agrobusiness (amont : semences, engrais, produits phytosanitaires, mécanique lourde, etc. – aval : transformation et grande distribution – finance : le crédit qui pousse à l’agrandissement dévastateur, à la monoculture épuisant les sols et polluant les réseaux hydrauliques, et à l’endettement) intriguent et sont sur le pont lobbyiste depuis longtemps ; ils ont affiné leurs arguments et ont renforcé leurs réseaux et leur pression depuis l’échec de Doha. Plus encore qu’auparavant, l’agriculture se trouvera prise en tenaille entre ses fournisseurs et ses débouchés, qui dirigent l’offre et la demande et dictent les prix.
La sécurité alimentaire (nourrir les populations et protéger la santé) dont les zélés promoteurs des accords se font les chantres serait vidée de sens ; la souveraineté alimentaire (la revendication portée par la Via Campesina de la maîtrise par les peuples et leurs Etats de la politique agricole et alimentaire) serait à ranger au rayon des inutilités si par malheur l’accord transatlantique était signé. Les pays du Sud, déjà très sévèrement touchés par les politiques de libéralisation, ne disposeraient même plus de leurs dernières marges de manœuvre pour protéger leur agriculture, et relancer les cultures vivrières en se dotant des moyens nécessaires à leur développement.
Si la bataille engagée contre ce projet n’était pas gagnante, les pays du Sud devraient s’intégrer de gré ou de force dans les processus imposés par les accords multilatéraux qui ont vu le jour ou qui sont en préparation. Le projet de grand marché transatlantique, vise bien entendu tous les secteurs d’activité, surtout les services, ainsi que « la propriété intellectuelle », telle que vue à travers le prisme des multinationales qui veulent aussi s’approprier du vivant en le brevetant, contrôler l’Internet et en faire un instrument renforcé de propagande, d’étude de marché et de contrôle et de surveillance.
Supprimer toutes les normes de protection ou de précaution
La suppression de ce qui reste des droits de douane renforcerait évidemment la concurrence de tous contre tous, les pratiques de dumping social, écologique, et fiscal. Ce n’est cependant pas suffisant pour les insatiables capitalistes. Tout ce qui protège la santé, l’alimentation, les droits sociaux, l’environnement, l’éducation et la culture, les services publics, et constituerait un obstacle à leur liberté de circulation des capitaux et à leur liberté d’installation d’entreprises cannibales (ça, c’est une sorte de pléonasme) est l’objet d’une nouvelle tentative politique de destruction massive.
Ce projet d’accord se moque de l’avis des peuples et des représentations parlementaires comme d’une guigne. Le droit de la concurrence et, d’une façon générale, le droit de n’importe quelle entreprise de s’installer où elle veut, pour y produire ce qui lui procure le maximum de profit, avec ses propres normes et méthodes, prime sur les droits fondamentaux, sociaux (santé, éducation, culture, emploi et revenu décent, alimentation, etc.) aussi bien que civiques (la démocratie, oui, mais seulement sous forme de spectacle alibi). Le capital n’admet aucun obstacle et promeut des règles qui servent ses intérêts, sa soif d’accumulation.
La Commission, fidèle promotrice et soutien du capital, n’a d’ailleurs en rien pris en compte la position de la Confédération européenne des syndicats (CES) qui, pourtant, dans une novlangue propre, ne remettait pas en cause le principe même d’un accord de libre échange entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Celle-ci présentait en treize points ses principales préoccupations, parmi lesquelles l’inclusion des droits du travail dans un tel accord, mais aussi la protection de l’environnement, l’exclusion des services, de la culture et de l’agriculture, le rejet de l’institution d’une législation d’arbitrage des différends investisseurs-Etats.
Des tribunaux spéciaux
Il faut plus encore. Il faut des organes de police économique en capacité de vérifier si quelque Etat ou collectivité territoriale ne serait pas récalcitrant ou, pis, empêcheur d’exploiter et de profiter tranquillement. La création de tribunaux spéciaux, dits tribunaux d’arbitrage, apparaît comme un des piliers de ce projet scélérat. Ces organismes d’arbitrages, de forme privée, tant revendiqués par les grandes firmes seraient en quelque sorte un législateur permanent, un père fouettard pour des victimes consentantes (les Etats, l’Union européenne). Le droit public, le droit de chaque Etat de se doter de règles, et de coopérer avec d’autres sur des bases sociales, écologiques et démocratiques, est insupportable pour le capital qui s’affiche sans vergogne, tout en préparant ses coups en secret, avec une force décuplée grâce à la complicité des gouvernements et des institutions internationales.
C’est une affaire déjà bien rôdée que l’institution d’organismes d’arbitrage. Il en existe déjà, spécialement constitués, qui permettent à des firmes d’attaquer des Etats, sous n’importe quel prétexte.
Les maîtres du capital considèrent que tout règlement pouvant nuire à leur possibilité de profit est à bannir. S’il existe et est appliqué au détriment du profit présent ou futur, il doit être fermement et astucieusement attaqué. L’exemple de l’Organe de règlement des différends de l’OMC (ORD) est intéressant, car il tend à favoriser très nettement les firmes lorsque un ou plusieurs Etats qui y déposent des recours au motif que la législation d’un autre fausserait la concurrence.
Il ouvre la voie, mais il doit être dépassé, « perfectionné », et permettre aux firmes (investisseuses) de déposer directement des plaintes contre un Etat. Le but dans le projet de grand marché transatlantique est d’instituer un tribunal composé de juristes professionnels n’appartenant pas à des juridictions publiques, nationales ou internationales. Ces tribunaux d’arbitrage auraient à connaître des différends entre firmes et Etats, différends qui porteraient principalement sur l’estimation par une firme quelconque que telle législation constitue un obstacle au développement de la stratégie et au rendement de ses investissements qu’elle les aurait programmés.
Les normes internationales comptables, utile référent
Tous les arguments seraient permis, y compris ceux qui s’appuieraient sur les décisions des tribunaux publics, comme par exemple les arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne. Les nouvelles normes comptables internationales seraient dans ce cadre un outil redoutable. Elles avaient fait l’objet d’une critique serrée, tant d’un point de vue « technique » qu’en relation avec son objectif : servir d’abord au capitalisme financier (voir Les normes comptables internationales, instruments du capitalisme financier, La Découverte, 2005). A l’époque, en plus des incohérences internes, il s’est agit de montrer en quoi ces normes servaient d’abord la finance mondialisée et débridée, en quoi elles accroissaient de ce fait le risque de crise sociale et financière, ce qui sera rapidement confirmé.
Avec ce projet de grand marché transatlantique incluant l’institution de tribunaux d’arbitrage spéciaux, les normes comptables mises en place au début de ce siècle constituent une base technique et juridique précieuse et pernicieuse pour attaquer les Etats. Elles permettraient en effet d’argumenter, en se référant à des calculs plus ou moins sophistiqués (et / ou mensongers ou trompeurs), sur la perte supposée, potentielle ou avérée selon les présentations comptables des firmes, de profits « légitimement » attendus, voire annoncés par une habile propagande, relayée par les analystes financiers et autres banquiers.
Le truc, pour chaque firme particulière, consiste à établir des prévisions et, ensuite, à montrer qu’elles n’ont pu être ou ne seront pas atteintes à cause de lois et règlements qui constitueraient des empêchements à l’accroissement indéfini du capital, ou, dit autrement, à entraver la marche libre des puissantes entreprises. Les comptes et les prévisions des entreprises se réfèrent en effet dorénavant à la « juste valeur », « déterminée par le marché ». Les fluctuations des marchés confèrent un caractère incertain à l’établissement des documents et, surtout, elles élargissent le champ des présentations possibles.
D’une façon générale, un bilan de grande firme, pour faire simple (il faudrait dans le détail apporter des nuances), est établi en fonction des prix du marché, comme si toute entreprise, ou partie d’entreprise, ou même partie d’immeuble ou d’équipement industriel était susceptible d’être vendue à tout moment. La valeur de référence d’un immeuble au bilan (ou de n’importe quel autre actif) devient alors sa valeur vénale (prix du marché) à la date de son établissement. C’est une présentation des comptes actualisée en fonction des résultats escomptés et/ou des risques encourus (on se positionne dans le prédictif). Les dettes inscrites au passif sont soumises aux mêmes règles d’évaluation pour les grandes entreprises et toutes celles qui sont cotées en bourse. Les comptes de résultats sont traités selon les mêmes principes, avec les adaptations jugées nécessaires.
On comprend immédiatement les marges de manœuvre considérables dont disposent déjà les dirigeants d’entreprises secondés par les professionnels du chiffre, indéfectibles serviteurs du capital. On comprend à partir de quel « argument » un Etat peut être attaqué par une firme, avec de forts risques de voir la protection sociale, écologique et sanitaire s’amenuiser encore.
Contre les peuples
Tout cela est concocté dans leur dos et au détriment des peuples. Les Parlements nationaux et le Parlement européen sont tenus à l’écart. Aucune information consistante ne filtre. Le mandat donné à la Commission de négocier au nom de tous les Etats membres est un blanc-seing. Pas d’information. Pas de débats publics. Les Parlements eux-mêmes (dans une moindre mesure cependant aux Etats-Unis), pas ou très peu informés, hors jeu pour l’essentiel. Les principes démocratiques fondamentaux –ou ce qu’il en reste- sont foulés aux pieds (cf. la déclaration du collectif français contre le projet de grand marché transatlantique). Normal : l’ennemi c’est d’une part la démocratie, d’autre part les gueux qui, par leur travail, produisent ou détruisent pour le capital. Toutefois, les premières révélations (dans L’Humanité le 20 mai 2013) ont donné l’alerte, ce qui semble inquiéter en haut lieu.
Aussi, les instances dirigeantes tentent-elles de prendre les devants, traumatisées qu’elles sont depuis les référendums de 2005 portant sur le projet de traité constitutionnel pour l’Union européenne (France, Irlande, Pays-Bas). La Commission a réuni les Etats membres de l’Union européenne le 22 novembre 2013 pour organiser en concertation la manière de « communiquer » sur les négociations portant sur le projet de grand marché transatlantique.
Quel emballage proposer, se demandent nos vertueux dirigeants qui n’aiment pas être dérangés par la piétaille ? Comment persuader que ce projet vise à créer des emplois et non à saper les règles de protection existantes ? Comment expliquer qu’un tel accord permettrait d’apaiser les relations avec la Chine et les autres pays tiers ? Comment exprimer que l’objectif poursuivi est aussi le leadership du commerce mondial, sans dommage pour les pays tiers, du Sud en particulier ?
Bref, pour éviter tout risque de cacophonie, la Commission suggère fortement aux Etats membres de s’accorder pour qu’elle (la Commission), concomitamment avec les Etats, engage des moyens de surveillance du débat public (surtout celui qui leur échappe), et produisent des documents destinés aux médias et, pourquoi pas, aux écoles. Influencer, infiltrer (si c’est nécessaire) les médias, donner de l’information, mais pas trop car la règle du secret doit demeurer primordiale. Cette opération de « com’ » (de brouillage) est d’autant plus importante que la ratification par tous les Etats membres est de droit. Aucun Parlement national, ni le Parlement européen, ne doivent faire défaut. Aucun peuple ne doit manifester sa défiance, et surtout pas par voie de référendum.
S’opposer, empêcher
Une bataille est déjà engagée en France, en Europe, en Amérique du Nord et du Sud. Qu’elle s’amplifie, jusqu’à empêcher ce projet d’aboutir. Il en va de la démocratie et de la qualité de la vie au quotidien. En France, un regroupement d’une soixantaine d’organisations syndicales, associatives, politiques a lancé une campagne « Non au Grand Marché Transatlantique – #StopTAFTA !» (pour Trans-Atlantic Free Trade Agreement).
L’Alter-Sommet, réuni à Bruxelles en octobre 2013 a inscrit la lutte contre ce projet d’accord dans l’agenda de ses priorités. D’autres coalitions existent, par exemple en Grande Bretagne, en Belgique ou aux USA. Mettre sous les projecteurs ce nouveau vampire pour le rendre impuissant. Tel est le devoir des peuples.
Marc Mangenot, économiste, est membre de la Fondation Copernic
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