Après le célèbre fil à couper le beurre, voilà notre excellent Valls qui nous invente la circulaire à couper la quenelle… L’excitation gouvernementale prend un tour pathétique… et tout semble fait pour offrir à Dieudonné les victoires judiciaires qui lui manquaient. Dans quelques années, nous aurons une jurisprudence Dieudonné qui sera la référence pour la liberté d’organisation des spectacles. De fait, on ne peut pas laisser passer l’idée d’une censure, car ce serait une menace sur tout le spectacle vivant.
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Kézaco une circulaire ?
Quelle est la force juridique d’une circulaire ?
Zéro ou presque. Le droit, c’est l’ensemble des règles objectives issues du processus démocratique de l’Etat de droit, donc : constitution, traités internationaux, lois, décrets et arrêtés. Le droit résulte de l’interprétation de ces textes par le juge, avec donc en fait deux piliers : les textes et la jurisprudence.
La circulaire est l’acte explicatif d’une autorité hiérarchique sur l’état du droit, autorité qui peut en profiter pour orienter les priorités de l’administration (CE, 30 décembre2002, n° 240517, Union nationale patronale des prothésistes dentaires). Les agents du service doivent tenir compte des consignes données par les autorités hiérarchiques sur la conduite de l’action des services, qu’ils mettent en œuvre avec les moyens du droit (CE, 11 décembre 1070, Crédit Foncier de France, n° 78880).
La circulaire n’est donc pas un règlement ?
En principe non : ce rappel explicatif a pour objet de renforcer l’action des services. Elle ne modifie pas l’état du droit.
Il arrive qu’une circulaire soit qualifiée de réglementaire. C’est l’hypothèse d’une autorité, agissant dans le cadre des pouvoirs qui lui sont reconnus par les textes, qui adopte des mesures faisant grief, et donc modifiant l’état du droit. L’autorité aurait dû agir en utilisant la forme d’un arrêté, mais il a choisi celle d’une circulaire (CE, Jamard, 7 février 1936, n°43321). Le juge, éventuellement saisi, requalifie la circulaire en arrêté, et vérifie si cet arrêté est conforme à la légalité : constitution, traités internationaux, lois, et décrets.
Peut-on attaquer une circulaire en justice ?
Lorsqu’on a un doute sur le caractère réglementaire ou non d’une circulaire, on l’attaque en légalité devant la juridiction administrative, en expliquant qu’elle fait grief (CE, 18 décembre 2002, Duvignières, n° 233618). Très souvent, le tribunal rejette le recours en indiquant que la circulaire n’ajoute rien à l’état du droit… C’est donc un recours que l’on perd formellement, mais que l’on gagne en fait car il est alors démontré que la circulaire était purement explicative.
La circulaire Valls peut-elle être attaquée ?
C’est aux avocats de la société de production de Dieudonné de voir. Ça peut être tentant, mais ça parait inutile car cette circulaire est clairement explicative. Elle rappelle l’état du droit, et tente une analyse assez iconoclaste de la jurisprudence sur la dignité… Non, cette circulaire n’a aucune portée juridique… et surtout s’il s’agit limiter des droits aussi fondamentaux que les libertés de réunion et d’expression !
Comme le gouvernement dispose d’une forte majorité parlementaire, il pourrait changer la loi… ce serait franc au moins ! Mais cette loi serait aussitôt contestée devant le Conseil constitutionnel, par une QPC, ou en invoquant le droit européen, qui protège beaucoup la liberté d’expression. Alors, on voit mal comment une circulaire pourrait faire ce qu’une loi ne peut pas faire… Il faut qu’ils se clament.
En pratique ?
Les avocats de la société de production de Dieudonné vont former des recours contre les arrêtés d’interdiction, sans doute selon la procédure du référé-liberté. Les requêtes visent les droits fondamentaux, et je serais très surpris que les services juridiques des préfectures argumentent en visant cette pauvre circulaire, dont ils savent bien qu’elle est flaiblarde. C’est dire que la circulaire sera snobée dès le premier procès.
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Que dit la circulaire Valls ?
Valls dit qu’il ne s’agit plus de spectacles mais de meetings politiques…
Il va donc falloir demander à Charlie-Hebdo de faire de l’humour sur la météo, les méthodes agricoles, la conquête de Mars et la gestion du musée du Louvre… Si c’est le ministère de l’Intérieur qui détermine le périmètre de l’humour, il y a du souci à se faire.
Et rien n’est simple, car parfois l’action du gouvernement ressemble beaucoup à un spectacle, sans humour,… mais qui nous fait bien rire. Il ne faudrait pas en arriver à interdire le gouvernement…
Le premier motif d’interdiction est le trouble à l’ordre public…
… motif qui ne tient pas une minute ! La règle est parfaitement connue, et d’ailleurs rappelée sur le site du ministère de l’Intérieur. Il faudrait des risques tels que « l’autorité publique ne dispose d’aucun autre moyen que l’interdiction pour prévenir les troubles matériels qu’un tel spectacle est susceptible d’induire ». Or, les risques sont peu avérés, et à supposer qu’ils existent, ils peuvent être gérés par un dispositif de sécurité autour de la salle de spectacle. Quand Juppé annonce trois semaines à l’avance qu’il interdit le spectacle, il n’aucun élément pour justifier sa décision au regard de l’ordre public. Aucun.
Le second motif est l’atteinte à la dignité de la personne
Là, on s’accroche aux branches… Dans son communiqué, le ministère de l’Intérieur explique que ce moyen « jusqu’à présent peu usité, tient au fait que le spectacle constitue en lui-même un trouble à l’ordre public, dès lors qu’il porte atteinte par sa teneur à la dignité de la personne humaine ». Il ajoute : « C’est précisément le cas pour les spectacles de Dieudonné. Les propos antisémites et racistes qui y sont tenus sont constitutifs d’infractions pénales délibérées et réitérées et n’appartiennent plus à la dimension artistique et créative ». Wahou… Le Ministère de la divination intérieure sait ce qui va être dit lors d’un show à venir…
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La dignité et le droit
Comment le droit définit-il la dignité ?
En droit interne, c’est le Conseil constitutionnel qui a inventé le principe « de sauvegarde de la dignité de la personne humaine » dans sa décision du 27 juillet 1994 (n° 94-343/344 DC) sur les lois de bioéthique. Mais il n’a rien été dit du contenu de ce principe, et le mot dignité n’apparait dans aucun texte constitutionnel. C’est donc intuitif, et pour tout dire, mystérieux. Oui, mais me direz-vous, le mot est apparu aussi dans la jurisprudence de la CEDH sous l’angle de l’article 3 de la Convention, qui prohibe les traitements inhumains et dégradants » (CEDH, 22 novembre 1995, CR et SW c./ Royaume-Uni, série A n° 335-B et 335-C).
Tout le problème est que les deux juridictions ont des approches totalement divergentes. Pour le Conseil constitutionnel, il s’agit d’une morale collective. Pour la CEDH, c’est pile l’inverse, à savoir la protection du libre arbitre comme élément consubstantiel de la personne. La CEDH développe de manière très convaincante le principe d’autonomie personnelle selon lequel chacun peut mener sa vie selon ses convictions et ses choix personnels, y compris en se mettant physiquement ou moralement en danger, dès lors que cette atteinte ne remet pas en cause les droits d’autrui à cette autonomie personnelle (CEDH, KA et AD c./ Belgique,17 février 2005, n° 42758/98). Autant dire qu’il ne reste pas grand-chose de la notion française… dont le contenu n’a jamais été défini.
Que dit l’affaire du « lancer de nain »
C’est l’arrêt du Conseil d’Etat Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 (n° 136727). La circulaire s’y raccroche désespérément… car c’est le seul cas d’interdiction d’un spectacle. Mais cette décision isolée est juridiquement faible, car la notion juridique de dignité, en tant que morale collective, a du plomb sans l’aile depuis les jurisprudences de la CEDH. Dans son avis sur le voile intégral, le Conseil d’Etat avait clairement expliqué qu’on ne peut évoquer un quelconque principe de dignité pour sanctionner le port du voile intégral.
De plus, ce spectacle n’était qu’un jeu de foire. En revanche, le spectacle d’un humoriste est protégé, lui, par la liberté d’expression, selon la grande tradition interne et européenne (Loi de 1881 et article 10 de la Convention EDH).
Alors, impossible de se référer à la dignité ?
Oui, impossible pour justifier un arrêté d’interdiction. Il y a toujours une dimension morale dans la règle de droit : par exemple, voler, ce n’est pas bien. Mais la sanction juridique ne peut s’organiser que dans le cadre de la sécurité juridique c’est-à-dire en fonction de données matérielles objectives, définies par le droit.
On est en pleine dérive… La République est un Etat de droit, pas un Etat de morale, même si l’on voit de nombreuses tentatives des gouvernements de ces dernières années pour nous imposer des manières de penser et d’être. C’est nul et tout à fait insupportable.
Oui, mais Dieudonné a été condamné plusieurs fois pour antisémitisme
C’est un fait, et cette fois-ci sérieux, car il résulte de décisions de justice. Mais, il semble que sur sept condamnations, seules deux concernent les spectacles… Son spectacle Le Mur est à l’affiche depuis plusieurs mois, et je m’étonne qu’on parle aujourd’hui d’un spectacle illicite par nature alors que la seule plainte pénale déposée date de quinze jours, et fait suite des images volées lors d’un reportage télé.
Le gouvernement, et en particulier le ministère de la justice, manque du plus élémentaire sérieux… Si un « professionnel de l’antisémitisme » peut faire un spectacle truffé d’infractions pénales pendant six mois à Paris, et que le parquet n’ouvre aucune enquête, c’est grave. Et notre pauvre pimprenelle de Filippetti qui se réveille tout d’un coup pour demander la fermeture du théâtre…
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Non, la République n’est pas démunie…
Alors, peu importe les infractions commises ?
Ah certes non ! S’il y a matière à des infractions, qu’on ouvre des procédures. L’artiste n’est pas irresponsable, et le si sympathique Patrick Sébastien avait été condamné pour incitation à la haine raciale pour sa chanson « Casser du Noir ».
Peut-on être sûr que le spectacle sera l’occasion de commettre des infractions, c’est-à-dire des propos dont on est certain qu’ils tombent sous le coup de la loi ? Un spectacle vivant n’est pas un film.
Est-ce que c’est grave ?
Ce que fait le gouvernement est grave, pitoyable et pervers.
Grave, parce que cette frénésie ministérielle montre qu’un saltimbanque est capable d’ébranler le pouvoir républicain, et qu’il faut mobiliser tous les services du pays pour le faire taire… Tout ceci pour un gus seul sur la scène d’un théâtre… On induit que la République est démunie, alors qu’un parquet vigilant et incisif a tous les moyens d’agir pour faire sanctionner des propos hors-la-loi.
C’est pitoyable aussi, pour vouloir bouleverser le régime fondamental des libertés de réunion et d’expression. Voir tous ces « responsables » politiques qui s’apprêtent en toute décontraction à commettre de la censure en bande organisée… Dans quel pays sommes-nous ?
Pervers, parce que ces interdictions vont être, tôt ou tard, autant de succès judiciaires pour Dieudonné. Quiconque organisera un spectacle qui dérange aura dans un coin les jurisprudences Dieudonné, toutes prêtes pour combattre les censeurs. Finement joué.
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