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UKRAINE : LE DRAPEAU ROUGE ET NOIR SUR LES BARRICADES DE KIIV/KIEV
Vladimir Claude Fisera

En page 8 du numéro de mars, tout récent, du principal mensuel politique russe, Rousskaïa Mysl’ ( “La Pensée Russe”) a été publiée une photo, une de plus, de la barricade de tête des insurgés de Kiiv/ Kiev du 19 ou 20 février dernier. Et ce, dans une source peu suspecte de gauchisme, la Pensée Russe étant d’inspiration déclarée pro-poutinienne, mâtinée de soutien aux “entrepreneurs” oligarchiques et à leurs affidés, vu que la majorité de ses dizaines de milliers de lecteurs réside en Occident. C’est le pendant russe ( et ce, depuis 1880 !) de l’International Herald Tribune américain, récemment rebaptisé International New York Times. D’ailleurs, sa rédaction est basée à Londres avec bureaux à Paris et à Brême. Et que voit-on sur cette photo qui s’étale sur une double page en tête du dossier de titre sur l’ Ukraine, intitulé en “Nation et nations” (“Narod i Narody”) ?

Et bien, surmontant la barricade de tête et un drapeau ukrainien jaune et bleu ainsi qu’un un drapeau européen, on aperçoit, clairement et bien déployé, un drapeau ROUGE ET NOIR, celui-la même de nos camarades anarcho-conseillistes et syndicalistes se réclamant de la tradition de Nestor Makhno que nous avions brièvement évoquée dans notre article de Rouge et Vert de mars en page 18. .Derrière, on aperçoit une forêt de drapeaux bleus et jaunes et deux drapeaux des voisins bélarus. Or, pas plus là qu’ailleurs dans la presse russe, le journal ne se donne la peine de présenter ce drapeau noir et rouge, pourtant un des trois drapeaux de tête lors des jours décisifs de l’affrontement contre les forces spéciales “berkouts”, ni d’expliquer la présence, derrière ceux-ci, de drapeaux bélarus, ni même sur le calicot devant les trois drapeaux, de l’appel, en russe, à la police “normale”, la “milice” d’ “être avec nous” ni pourquoi le slogan d’une Ukraine libre et unie sur un calicot voisin est écrit en russe et non en ukrainien. A l’heure où l’écrivain ukrainien le plus connu, Youri Androukhovitch, pacifiste de toujours, déclarait que lui aussi avec ses amis allait manifester “casqué et masqué avec parfois un bâton à la main” ajoutant :”en ce sens, je suis à présent un extrémiste”, on peut rappeler ce qu’il écrivait il y a quinze ans dans son livre Moscoviade, publié en ukrainien puis en russe (et en français chez Noir sur Blanc en 2007) alors qu’il quittait définitivement Moscou : “je pars donc chez moi… ce pays existe…et il n’est protégé par rien, pas même par des montagnes, de l’Est”.

A l’heure où déferle une propagande de source …moscovite veut faire croire que le mouvement ukrainien qui veut l’indépendance dans le pluralisme et la fin de la corruption érigée en système –au temps de la domination russo-soviétique– et trouve des relais même dans une déclaration de Jean-Luc Mélenchon et –sous la plume de J.-A. Dérens (connu aussi pour ses articles opposés à l’indépendance de la Bosnie et du Kosovo et favorable à la politique officielle de la France dans les Balkans)– dans le Monde Diplomatique, il est bon de rappeler cette réalité occultée. Ajoutons, par exemple, au sujet des partis de la droite nationaliste ukrainienne que le parti Svoboda est en perte de vitesse sur le plan électoral( moins de 10% des voix, bien moins que l’extrême droite en Occident et moins de 5% dans les sondages concernant les élections du 25 mai que Moscou veut faire interdire) et que le mouvement Secteur de Droite ne doit son nom …qu’au virage de droite du stade de football de Kiiv qui est sa base. De plus, loin d’être contrôlé par l’extrême droite, le nouveau gouvernement, issu de la fuite en Russie de Yanoukovitch et comprenant plusieurs leaders issus de la place Maïdan qui a adoubé le premier ministre Iatseniouk tout en sifflant quelques autres, a un ministre de l’intérieur arménien, plusieurs ministres russophones et un vice-premier ministre juif. D’ailleurs, la communauté juive était majoritairement avec les manifestants (Institut Judaica,Académie Mohila et le philosophe Constantin Sigov, spécialiste de Lévinas) et c’est le site internet des berkouts (qui ont tué par balles plus de 80 manifestants le 21 février) qui a évoqué les prétendues “origines juives” des dirigeants de la place Maïdan. Et ce sont les minorités nationales et religieuses qui quittent en masse la Crimée occupée par l’armée russe comme elles l’ont fait en République serbe de Bosnie. Et c’est en Crimée que l’on a voté sous occupation militaire étrangère russe dans un plébiscite digne Napoléon III, sans passer par un isoloir et sans enveloppe où mettre son bulletin de vote, comme au temps du régime russo-soviétique et avec des chiffres semblables, dépassant de 50% le pourcentage des russophones dans la population.

Le retour de la tradition rouge et noire des makhnovistes –y compris désormais en milieu urbain– cela signifie la référence à un mouvement constitué à l’origine de paysans mais aussi d’ouvriers provinciaux (Makhno était peintre en bâtiment dans sa bourgade natale de Gouliaï-Polié) ukrainophones dont les leaders écrivaient en russe vu l’interdiction de l’ukrainien sous les tsars mais qui avaient réintroduit leur langue dans leur lutte. Dans leur bastion du Zaporojié (c’est à dire “derrière les rapides” du Dniepr), entre Dnipropetrovsk et Donetsk, ils ont procédé dès mai 1917 à l’organisation de soviets paysans qui ont partagé (et non étatisé) les terres seigneuriales appartenant à des colons nobles russes. Puis, en mars 1918, quand la Russie bolchévique a abandonné cette région à l’Allemagne de Guillaume II, ils se sont transformés en mouvement de partisans, l’Armée Révolutionnaire des Insurgés de l’Ukraine luttant, en alliance avec les bolchéviks russes, contre l’occupation allemande et ses supplétifs les nationalistes (racistes et pogromistes ) de Petlioura, contre les Blancs tsaristes grands-russes qui rétablissaient les grands domaines seigneuriaux.

Or, à chaque moment de reprise du terrain, les bolchéviks russes font volte face et s’en prennent aux makhnovistes. C’est le cas en janvier 1920 puis, après l’intermède d’octobre 1920 où ils s’allient à nouveau à Makhno pour reprendre …la Crimée, les bolchéviks russes envoient leur Armée Rouge pour écraser définitivement la “makhnovchtina” ukrainophone, fédéraliste, communaliste et conseilliste. C’est chose faite en juin 1921 quand l’étatisme grand-russe prend définitivement le dessus, liquidant au même moment le pluralisme politique y compris dans le parti bolchévik russe, interdisant le parti communiste ukrainien autonome et, après avoir dissout les conseils de fabrique et mis fin aux libertés syndicales, écrasant les marins de Kronstadt, en partie ukrainiens.

Ce qu’on ne sait pas ou qu’on occulte systématiquement, c’est que le slogan central des révoltés de Kronstadt en mars 1921, “pour les soviets sans les communistes” était la reprise d’un mot d’ordre makhnoviste. Mais cela dont se souvient le mouvement ukrainien actuel et c’est aussi cela que redoutent l’autoritarisme impérial et affairiste poutinien et …. quelques autres en Occident.

Vladimir Claude Fisera