Témoignage (du 8 janvier) Halim Mahmoudi, dessinateur de presse, arabe
Merci pour les messages et les demandes de participations dessinées, mais:
J’allais chez Charlie Hebdo depuis le lycée, ca date! Et puis la dernière fois, c’était en Septembre dernier, j’ai partagé une assiette d’huitres avec Tignous, 3 jours de poilade et d’amitié franche… Alors depuis hier, je n’ai rien pu dessiné.
Depuis hier, je reçois des messages d’amitiés, des pensées, et aussi des demandes de dessins, et de participation. Mais je reste comme un con devant ma feuille blanche.
J’ai compris que c’était l’horreur tout ca, moi qui enfant ai “naturellement” vu circuler des armes, appris à mentir pour que 4 types armés de fusils à pompe ne rentre pas à la maison pour se venger, ou pour ne pas balancer des amis ( dont je comprenais la situation) au RG qui essayaient de nous extorquer des renseignements… jusqu’à l’année dernière encore, où cette fatalité, cette “loi du milieu” à tué 2 de mes potes d’enfance. L’un après l’autre, ils sont mort atrocement et ont fait les faits divers. C’est aussi ca mon âme d’enfant d’immigré. Des choses du passé refont surface….
La laïcité de façade qui m’a fait subir des contrôles d’identité humiliants qui m’ont souillé le coeur et où j’ai dû ravalé ma rage, des soirées niquées parce qu’on ne rentrait pas en boite, une petite amie qui m’a dit sur le seuil de sa porte que c’était terminé parce que ces parents ne veulent pas “que je sorte avec un arabe” ou encore des emplois qu’on me refusait parce que les clients ne comprendraient pas. Des centaines de lettres et aucun entretien d’embauche à passer! Peu de ressources financières, et l’ennui chevillé aux pompes bon marché chez Tati. Les vacances au quartier, ou en colo. Des braqueurs au grand cœur, on achetait des trucs tombés du camions à des prix que la chine ne suivrait pas.. On allait pas chipoter sur la légalité.
Des blancs à la télé, des blancs dans les centre ville, dans les bureau. Même les assistantes sociales qui paradaient chez nous étaient blanche. La rédaction de Charlie, invariablement blanche. Hier encore, quand je suis allé au rassemblement pour Charlie Hebdo, la place du Capitole n’était pas “noire de monde”. Elle était blanche!
Il y avait quelques personnes comme moi, un peu, dont une femme en Hijab qui portait un panneau ou il n’y avait pas écrit “Je suis Charlie”, rien de pro-liberté d’expression.
Non! Il y avait juste écrit: “Touche pas à ma France! “.
Ca m’a rappelé ma tante qui m’a dit l’autre jour que “les arabes d’Algérie, ils faut s’en méfier, ils veulent profiter, c’est tout!”. Et alors ca m’a rappelé que la religion me séparait des miens un peu plus chaque jour. Ca m’a rappelé qu’avant ce repli, il suffisait juste d’être arabe pour se sentir proches, peu importe si tu faisais la prière, si tu respectais ou pas scrupuleusement les piliers de l’islam. Même si je ne cautionne pas cet aveuglement, je le comprends à un point, vous n’imaginez même pas… Bref, on ne mangeait pas de porcs, mais on s’arrachait pas les cheveux sur des étiquettes “Hallal”. Et la petite mosquée dans mon quartier d’enfance était encore une salle des fêtes à l’époque. Ils auraient pu en construire une, mais ils ont décidé que la salle des fêtes deviendrait la mosquée. Depuis, on a plus de salle des fêtes hors des pièces sans fenêtre dans une cave où ils ont mis des animateurs de quartier. Et on ne se faisait pas insulter à longueur de journaux, de médias radios, télés, de couverture. Personne pour nous représenter à part des clowns triés sur le volet pour chanter les valeurs républicaines. Ces valeurs qui ont saccagé mon enfance!
On ne représentait pas encore un danger. Mais on était en danger. On l’a toujours été. La pauvreté et la misère, les ghettos sociaux, l’économie parallèle ou la prison, les voies de garages à l’école, l’échec scolaire, le chômage sans perspective d’avenir, et surtout, surtout l’ethnicité: tout ca c’est dangereux. Réellement dangereux.
Et puis, un peu partout, je lis que les bien pensants demandent de ne pas faire d’amalgame…. j’y ai cru, j’ai essayé de les éviter ces amalgames. Toute ma vie, je n’ai fait que ca! Eviter ces putains d’amalgames! Sauf que voilà, ce pays, la France, est bâtie sur l’amalgame: La séparation économique et sociale est ethnicisée. Les visages floutés sur TF1 restent basanés, les dirigeants de ce pays sont tous un peu vieux, pas mal blancs, très masculins. Et ce pays aussi. Quand je suis allé à Clichy-sous-bois l’an dernier, là-bas la population était massivement arabe et noire. A des kilomètres de Paris. Et il y a une sorte de frontière invisible à un moment où tous les passagers du bus deviennent blancs. Et ceux là, ils vont travailler. On passe des sacs de courses aux mallettes de travail. L’amalgame a bâtie la France. Je me suis fait insulté par la police, giflé quelque fois à cause de cet amalgame national. J’ai parfois répondu et j’avais la trouille d’aller trop loin.. de rajouter mon nom sur la liste des centaines de mes frères abattus pas des policiers. Tous ces crimes se sont soldés par des non-lieux, ou de la prison avec sursis. Et en général des promotions pour les assassins.
Alors nous, on est un peu las de ce manège, ca nous fatigue ces valeurs à la gomme, ces vertus inexistantes, cette liberté d’expression à sens unique. On ne dit rien parce qu’être musulman ce n’est pas être Charlie. Enfin plus depuis l’arrivée de Philippe Val en tout cas. Même ce cher Cavanna, ex-pauvre et fils d’immigré italien, le fondateur de Charlie, pleurait d’impuissance parce que Val a pris et changé l’âme de ce qu’était Charlie Hebdo à la base.
Et les médias qui font mine de pleurer, ou de s’insurger devant la barbarie ont armé les criminels qui ont abattu mes amis. Alors si eux sont Charlie, si Val est Charlie, je ne peux pas être Charlie. J’ai trop de respect et d’amour pour hurler avec les loups. Trop de douleur et encore toutes mes facultés mentales en état de marche.
Sinon expliquez moi en quoi mettre une bombe sur la tête d’un prophète est marrant? Ou écrire “traitre” sur le front d’un juif sur une caricature d’avant guerre par exemple? En quoi c’est marrant, expliquez-moi? En quoi Dieudonné ne représente t’il pas le courage du vaillant soldat qui se bat pour exprimer ses idées et convictions?
Lui aussi s’est moqué en parlant de Mahomet ou d’Allah, mais il riait de tout, et AVEC tout le monde! Alors elle est où la différence? Je ne comprends pas! En quoi l’acharnement médiatique à vouloir sans cesse dénicher ce qui cloche avec l’islam est-il une liberté d’expression?
Bordel, c’est quoi au juste la liberté d’expression?
Ne serait-ce pas la France qui a des gros problèmes d’intégration dans ce siècle? Avec son système vicié, lent, et tout poussiéreux? Ne serait-ce pas pour une fois, l’oppresseur qui aurait tort? Au lieu de nous chanter à longueur de temps qu’on a de la chance dans ce pays parce que dans nos pays d’origine c’est pire. Ou qu’on se plaint, qu’on joue les victimes, comme si tous nous étions paranos!!!?
Que les études du CNRS sur la discrimination à l’embauche au logement sont erronées? Qu’ à Amnesty International ils se plantent, quand ils disent qu’il y a une véritable violence répressive à l’œuvre en France à l’égard des populations issues de l’immigration? Que la Halde ne fait jamais suivre les plaintes pour discrimination?
Mais quel Charlie voudriez vous que moi dessinateur de presse et de culture musulmane, je sois? Le Charlie de la bande à Choron, Coluche et Reiser qui rigolait AVEC nous?
Ou celui de Philippe Val et d’un Charb qu’humainement j’aimais beaucoup mais qui grillé un fusible et qui rigolait DE nous? Je le lui ait dit à Charb, on était en désaccord mais ca n’empêchait pas que j’ai proposé une autre grille de lecture après l’affaire des caricatures en 2005. D’autres dessins, avec une autre vision. Et rien n’est passé. Ce n’est pas grave, il ne se voyait pas publier ca dans Charlie, c’est son droit. Mais aucun journal n’a suivit. Si Le Monde. Sauf qu’ils m’avaient demandé d’édulcorer et d’enlever certains passages afin que ca puisse être publiable. Alors j’ai refusé. Parce que je n’ai pas une tête à m’appeler Charlie!
Les gens qui savent ce que c’est que de vivre nos vies savent que j’ai édulcoré mes BD pour m’adapter, me mettre au niveau intellectuel et psychologique de ce pays. C’est à dire en dessous de toute volonté de dialogue, d’ouverture, d’objectivité et de réciprocité. Je ne peux pas ouvrir mon cœur à un pays qui me sort des mots à la con comme “diversité” ou “vivre ensemble” et qui diffuse à gogo vidéos et bandes sons du drame sans égard ni pour les familles de mes potes qui sont morts, ni pour la majorité des musulmans que le système médiatique fait souffrir à longueur de temps!
Sinon dites moi où sont passées les vidéos de caméras de surveillance du commissariat de Joué-Les-Tours?
Bref, merci pour ces messages de soutien, ces demandes de dessins, des chaines de solidarité sont nécessaire je pense, mais là j’atteins l’overdose. Cette journée de deuil national est un cache misère… Le terme “national” ne me parle absolument pas. Et par certains côtés oui, je suis comme Charlie, mais je ne suis pas Charlie!
J’ai un pied dans le monde arabe, un pied en occident Un pied dans les quartiers et l’autre en France Un pied dans le dessin de presse et l’autre dans la vie de tous les jours Un pied chez Charlie Hebdo, un pied au cul de Charlie Hebdo Un pied dans les médias alternatifs et l’autre dans les journaux Un pied dans l’anonymat et l’autre dans la l’auto-censure Un pied dans la douleur, et l’autre dans la colère.
RIP Charlie…
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