Par Didier Fassin, professeur de sciences sociales à l’Institute for Advanced Study de Princeton (New Jersey)
Après le temps de la sidération, le temps de la communion et le temps du recueillement autour des victimes des assassinats des 7, 8 et 9 janvier, devra venir le temps de la réflexion sur ces événements tragiques. Or l’émotion légitime et l’apparent consensus qui en a résulté tendent à délimiter l’espace du pensable et a fortiori du dicible. Un périmètre de sécurité idéologique impose ce qu’il est acceptable d’interroger et ce qui ne saurait l’être.
Condamner est nécessaire, analyser devient suspect. « Il y en a assez de toujours essayer de comprendre. À force de trop vouloir expliquer, nous avons fait preuve de complaisance depuis trop longtemps », me disait une personnalité de gauche connue pour ses engagements citoyens. Comprendre, ce serait déjà justifier. Ne plus comprendre, donc : se contenter de juger. Non seulement les tueurs, mais aussi les lycéens de Seine-Saint-Denis qui ne veulent pas respecter la minute de silence, les musulmans qui refusent de dire qu’ils sont Charlie, les personnes qui n’ont pas manifesté le 11 janvier, les collectivités qui offrent la possibilité de repas hallal dans les cantines des écoles – et les chercheurs qui essaient, justement, de comprendre.
« Excuses sociologiques »
On devine en effet le danger qu’il y aurait à tenter d’expliquer : ce serait s’exposer au risque de découvrir en quoi notre société a produit ce qu’elle rejette aujourd’hui comme une monstruosité infâme. Les causes sociales n’ont certes jamais eu bonne presse dans la pensée libérale, pour laquelle le sujet est le seul responsable de ses actes, mais elles ont longtemps nourri la réflexion socialiste, du moins jusqu’à ce qu’un Premier ministre les assimile à des « excuses sociologiques ».
Exeunt les causes sociales – et avec elles tous les travaux de sciences sociales qui s’efforcent de les analyser. Ne restent que des individus, démonisés et pathologisés, dont un commentateur décrit les « tares morales », incluant dans un même diagnostic les meurtriers et tous ceux qui leur ressemblent par leurs caractéristiques sociales, ethniques et religieuses supposées : les « jeunes de banlieue ». Prenons pourtant le risque d’éclairer l’expérience qu’ont ces derniers de notre société tant célébrée pour sa défense des valeurs républicaines.
Vivant dans des quartiers fortement ségrégués dans lesquels les taux de chômage et de précarité sont particulièrement élevés, ils prennent très tôt l’habitude de la stigmatisation et des discriminations. En guise d’éducation civique, leurs parents leur enseignent qu’ils doivent subir sans broncher les provocations des policiers lorsqu’ils sont soumis à des contrôles d’identité en raison de leur apparence. Quand ils recherchent un emploi, ils observent que, quelque diplômés qu’ils soient, leur couleur et leur patronyme érigent des obstacles difficilement franchissables, et quand ils sont en quête d’un logement, ils constatent que les mêmes causes produisent les mêmes effets.
Prier dans des lieux indignes
Les informations glanées dans les médias leur apportent quotidiennement leur lot de commentaires racistes, xénophobes et islamophobes de la part de responsables politiques, solennellement réprouvés par les autorités qui ajoutent néanmoins que ces formules extrêmes sont « de mauvaises réponses à de bonnes questions ».
S’ils sont musulmans, ils prient dans des sous-sols ou des préfabriqués, faute d’avoir obtenu une autorisation pour construire un lieu de culte digne, et bénéficient de jours fériés à Noël et à Pâques, pour le jeudi de l’Ascension et le lundi de Pentecôte, pour l’Assomption de la Vierge et la Toussaint, tandis qu’on les rappelle à l’ordre de la laïcité s’ils viennent à manquer l’école ou le travail le jour de l’Aïd.
À l’occasion, ils découvrent que, dans les prisons irakiennes et afghanes, des GIs urinent sur les corans des détenus pour les humilier ; ils constatent que la persécution des chrétiens par l’Etat islamique suscite bien plus de réprobation internationale que la torture des musulmans par l’armée des États-Unis ; ils apprennent que, dans les territoires palestiniens, une opération militaire soutenue par le gouvernement de la France fait des milliers de victimes parmi la population civile et que les manifestations de protestation contre ces bombardements sont interdites par le ministère de l’Intérieur.
Fait remarquable au regard de ces circonstances, dans leur très grande majorité, tous ces jeunes se taisent pourtant ; ils essaient de s’en sortir ; ils apprécient les efforts méritoires de professionnels et d’associations qui s’efforcent de les y aider ; et comme leurs parents avant eux, ils espèrent que leurs enfants auront plus de chance. En somme, ils respectent un pacte républicain et une promesse démocratique que la société n’honore guère à leur égard. Et lorsqu’un hebdomadaire satirique tourne en dérision ce qu’ils ont de plus sacré et qu’ils se sentent insultés au nom de ce qu’on leur dit être la liberté d’expression, ils détournent simplement le regard.
Prédicateurs illuminés ou cyniques
Cependant, quelques-uns parmi eux entrent dans la délinquance ou la criminalité, voire, au contact de prédicateurs illuminés ou cyniques, basculent dans la radicalité religieuse et la violence meurtrière, quand d’autres, peut-être tentés de les suivre, vivent par procuration ces carrières de révolte dans lesquelles ils n’entrent heureusement jamais.
Alors, se réclamant de valeurs dont ils oublient qu’eux-mêmes les appliquent sélectivement tandis qu’elles sont reconnues par la plupart des musulmans, celles et ceux qui considèrent qu’il serait dangereux de comprendre s’indignent. Contrairement à ce collectif d’enseignants et de citoyens qui déclare lucidement que « nos enfants ont tué nos frères », eux pensent qu’analyser serait risquer dedévoiler un passé problématique, un présent difficile et un futur compromis – risquer de devoir reconnaître une responsabilité dans une tragédie qui meurtrit mais rassemble. Décidément, mieux vaut juger, c’est-à-dire condamner – à l’opprobre, à la prison, au silence, peu importe pourvu que ce soit dans la conscience du devoir accompli.
« Nous sommes un peuple », titre avec enthousiasme un quotidien au lendemain de la manifestation du 11 janvier. Et tous ceux qui savent qu’ils n’en sont pas, de ce peuple, qu’ils n’y sont pas les bienvenus, tolérés tout au plus, continuent de se taire. Ils voient se mettre en place une protection policière aux abords des synagogues mais non des mosquées où profanations et agressions se multiplient. Ils regardent le président de la République aller prier aux côtés du chef de cet Etat israélien auquel il avait naguère déclaré son « amour » et se demandent quand il en fera de même dans un de leurs lieux de culte. Ils entendent le Premier ministre affirmer, dans un bel élan de solidarité : « Sans les Juifs de France, la France n’est plus la France ». Et, sans guère d’illusion, ils rêvent du jour où un chef de gouvernement français oserait prononcer ces mots : « Sans les musulmans de France, la France n’est plus la France ».
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