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Lors de ses vœux à la presse mardi, le premier ministre a parlé d’“apartheid territorial, social, ethnique en France”. Voici ce qu’écrivait Dominique Vidal juste après la révolte des banlieues, fin 2005.

« On s’aimait pas alors tout nous était égal
On nous aimait pas alors on a fait du mal. »
Magyd Cherfi, chanteur, ex-leader du groupe Zebda.

Pour qu’une poudrière explose, il faut à la fois de la poudre et un détonateur. Sans détonateur, la poudre n’exploserait pas. Sans poudre, le détonateur ferait long feu. Ce qui s’est passé dans les banlieues françaises depuis la fin du mois d’octobre relève d’abord de cette simple évidence.

Poussé par ses ambitions présidentielles à une surenchère permanente sur le premier ministre Dominique de Villepin, comme sur les leaders rivaux de l’extrême droite Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy a visiblement mis le feu pour mieux se vanter de l’éteindre. Et sa provocation verbale a résonné telle une incitation à la provocation pratique aux oreilles de certains policiers tentés de se comporter en une armée coloniale dans des banlieues majoritairement peuplées de populations, pourtant françaises, d’origine arabe ou africaine. « Chassez le naturel, il revient au galop » : quel symbole, en effet, que le choix, comme fondement du recours au couvre-feu, d’une loi d’exception de 1955, laquelle permit notamment le massacre de plusieurs dizaines d’Algériens de la région parisienne le 17 octobre 1961, et, le 5 mai 1988, de dix-neuf militants kanaks dans la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie !

C’est donc l’annonce du « nettoyage au Kärcher » de la « racaille » des cités, suivie, à Clichy-sous-Bois, de la mort de deux adolescents dans un transformateur EDF (1) et du jet d’une grenade devant la mosquée Bilal, qui a donné le signal de l’escalade. Que le ministre de l’intérieur aurait sans doute stoppée net s’il s’était rendu sur place pour s’excuser. Mais souligner les responsabilités écrasantes de M. Sarkozy est une chose, lui faire porter – et à lui seul – le chapeau en est une autre. Les dirigeants socialistes s’y sont risqués, non sans une bonne dose d’hypocrisie. Il y a un an, la très officielle Cour des comptes leur avait répondu par avance : « Cette situation de crise n’est pas le produit de l’immigration. Elle est le résultat de la manière dont l’immigration a été traitée. (…) Les pouvoirs publics sont confrontés à une situation qui s’est créée progressivement au cours des récentes décennies (2). » On ne saurait mieux dire la faillite de trente ans de gouvernements de droite, mais aussi – malgré certains efforts à la marge – de gauche : les banlieues concentrent tous les maux dont souffrent les catégories populaires.

Quelques idéologues, atteints de « complotite », ont prétendu déceler derrière les événements la main de la délinquance organisée et des islamistes. La quasi-totalité des observateurs a au contraire insisté sur le caractère spontané de l’explosion. Chacun sait que les vrais trafics prospèrent dans le calme. Quant aux responsables religieux, ils ont joué les médiateurs – jusqu’à cette étrange fatwa antiviolences de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) (3). Mais surtout, qui pourrait rendre quelques voyous ou quelques « frères » responsables de la ghettoïsation de 752 zones urbaines sensibles (ZUS), où vivent environ cinq millions de personnes ? Conjugué avec les discriminations et le racisme qui frappent les jeunes Arabes et Noirs, cet apartheid urbain, négation brutale du « modèle français d’intégration », suffit, comme Laurent Bonelli le montre (lire « Les raisons d’une colère »), à expliquer l’actuelle explosion. Bref, tout ce que l’affaire du voile dissimulait apparaît enfin au grand jour.

Jamais les événements de Clichy-sous-Bois n’auraient eu de telles répercussions si les quartiers dits sensibles ne s’étaient trouvés au carrefour de trois crises exacerbées : une crise sociale, une crise postcoloniale et une crise de représentation politique. Lesquelles appellent désormais des solutions globales, rompant avec la logique néolibérale mise en œuvre par la droite après l’avoir été par une bonne partie de la gauche…

Voilà sans doute pourquoi la classe politique, ralliée dans son immense majorité au slogan gouvernemental « Ordre et justice », s’est montrée beaucoup plus prolixe sur le premier terme que sur le second. Cette tendance à faire l’impasse sur la question, pourtant décisive, de l’issue pourra-t-elle perdurer, une fois le calme – provisoirement – revenu ? L’avenir des banlieues mérite en tout cas réflexion, débat et action.

Rêve d’égalité

Lorsque le terme « intégration » fait son apparition dans les années 1980, il séduit : contrairement à l’« assimilation », il semble admettre le respect de la culture, des traditions, de la langue et de la religion des nouveaux citoyens français. Mais, à l’usage, il s’avère piégé. Dès lors que l’intégration ne fonctionne pas, c’est en effet vers les jeunes des banlieues que se pointe un doigt accusateur, comme pour leur demander : « Pourquoi ne faites-vous pas l’effort de vous intégrer ? »Au lieu de se tourner vers une société incapable d’assurer l’égalité des droits et des chances à tous ses enfants, quelles que soient leur origine, la couleur de leur peau, la consonance de leurs prénom et nom, leur confession.

Et la simple morale rejoint, ici, l’intérêt national. Car les fils et les filles des immigrés d’hier n’ont guère de chances de vivre et de faire vivre à leur descendance une vie décente s’ils ne prennent pas toute leur place dans la société française. Mais cette dernière n’a également guère de chances de sortir de la crise globale qu’elle traverse si elle se prive de l’apport, des énergies et des compétences d’un dixième de sa population. C’est un des enjeux décisifs des prochaines décennies.

Comment y parvenir ? Certainement pas en réduisant les moyens consacrés au fonctionnement et à la rénovation. Depuis l’élection de M. Jacques Chirac à la présidence de la République, en mai 2002, les banlieues ont été les premières victimes des réductions budgétaires mises en œuvre au nom du sacro-saint pacte de stabilité de l’Union européenne. Ainsi les gouvernements de droite ont-ils réduit les crédits destinés à la reconstruction des habitats les plus dégradés, supprimé les centaines de milliers d’« emplois-jeunes » et d’« aides-éducateurs », diminué le nombre des enseignants et autres fonctionnaires, taillé dans les subventions aux associations, sacrifié la police de proximité au déploiement de forces d’intervention, etc. Le « plan » annoncé le 8 novembre par le premier ministre Dominique de Villepin se contente de rétablir une petite partie de ces crédits supprimés par son prédécesseur – et en profite pour remettre en cause la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans instaurée par le général de Gaulle en 1959 !

Au-delà, pour l’essentiel du personnel politique, la solution résiderait dans la promotion d’une petite élite issue de l’immigration, dont les membres, en échange de leur réussite sociale, se chargeraient de maintenir l’ordre parmi les leurs. Nul mieux que M. Sarkozy n’a formulé cette vision : tel le Dr Jekyll et Mr Hyde, l’homme de l’ordre se veut aussi celui du changement, ex-partisan de la suppression de la double peine, parrain du Conseil français du culte musulman (CFCM), hésitant quant à la loi sur les signes religieux à l’école, tenant de la « discrimination positive » et même du droit de vote des immigrés aux élections municipales. A côté, le « rapport secret » du secrétaire du Parti socialiste chargé de l’immigration, M. Malek Boutih, paraissait singulièrement réactionnaire – à tel point qu’il fut finalement jeté aux oubliettes de la rue de Solferino (4).

Il n’est évidemment pas question de mépriser les « petits changements », à condition, bien sûr, qu’ils aillent dans la bonne direction. Ainsi de la convention signée par l’Institut d’études politiques de Paris avec un certain nombre de lycées des zones d’éducation prioritaires (ZEP). D’aucuns craignaient que, entrés sans passer le concours, les jeunes issus des banlieues deviennent des étudiants au rabais. Il n’en a rien été : tous ou presque figurent rapidement parmi les éléments les plus brillants de Sciences Po ; reste à savoir si leur entrée dans la vie active sera aussi réussie. Et le succès de cette expérience a suscité dans les lycées de quartiers défavorisés un certain espoir, entretenu par le tutorat qu’assurent nombre de ces « grands frères ». On imagine sans mal la percée que représenterait la généralisation de ce « coup de pouce » – sur base sociale, et non ethnique – à toutes les grandes écoles. Mais n’en exagérons pas la portée : elle ne concernerait en tout état de cause que quelques centaines d’étudiants sur les millions de jeunes ghettoïsés.

Pour répondre à l’attente de l’immense majorité des populations des banlieues, ce qui est à l’ordre du jour, ce n’est pas une addition de mesures partielles, mais, pour reprendre l’expression du député communiste de Seine-Saint-Denis Patrick Braouezec, un « Grenelle des banlieues ». Le récent rapport de l’Observatoire national des ZUS confirme que, par rapport à la moyenne nationale, le taux de chômage comme l’échec scolaire y sont deux fois plus élevés, le revenu fiscal moyen inférieur de 40 %, les « établissements de pratique médicale » deux fois moins nombreux, la délinquance supérieure de moitié (5)… Comment inverser ces tendances si ce n’est en procédant à des réformes radicales bénéficiant, qui plus est, de financements massifs ?

Casser la ghettoïsation suppose d’accélérer considérablement à la fois la rénovation des villes pauvres et le développement de la mixité dans les villes riches, ce qui exige des dizaines de milliards d’euros et une volonté politique se traduisant par des mécanismes de nature à imposer à tous la loi sur la solidarité et le renouvellement urbains (SRU) – dont le député-maire UMP d’Argenteuil Georges Monthron déclarait récemment : « Si on n[e l’]applique pas (…), on va vers l’explosion urbaine (6). » Pareillement, comment venir à bout de l’échec scolaire dans les banlieues sans redéployer des moyens matériels et humains considérables ? De même, l’offensive indispensable contre le chômage implique un formidable effort de création d’emplois publics et privés, bien au-delà de ces zones franches urbaines (ZFU) qui apportent plus d’exonérations fiscales que d’embauches locales. S’il ne coûte rien financièrement, le combat contre le racisme, dans son expression verbale et physique, mais aussi à travers les discriminations de tout ordre, suppose une détermination sans faille, à rebrousse-poil des réflexes ancrés dans l’histoire… Autant d’objectifs essentiels, sur lesquels le débat devrait se centrer, afin de définir des propositions précises permettant de les atteindre aussi rapidement que possible.

Encore faut-il que ces suggestions deviennent objet de mobilisation sociale à l’échelle nationale – en banlieue comme ailleurs, le combat pour le logement, pour l’école, pour l’emploi, pour le service public rassemble toutes les forces populaires –, mais aussi dans les cités elles-mêmes. Or celles-ci forment, à de rares exceptions près, des « déserts politiques ».

Guérilla rampante

Car la gauche traditionnelle les a désertées, même si le Parti communiste y conserve des bastions, plus institutionnels que militants (7). L’altermondialisme n’y a pas pris racine. Et, deux décennies après la Marche pour l’égalité de 1983 puis sa récupération par SOS-Racisme, le mouvement associatif autonome reste peu structuré, profondément divisé et coupé de la jeune génération. C’est sans doute pourquoi la réaction au drame de Clichy a pris la forme d’une explosion de violences contre tous les symboles de la ghettoïsation, faute d’un espace politique où puissent converger les aspirations de ces jeunes et celles de l’ensemble des forces progressistes. Mais ces « jacqueries » d’un nouveau style répondent aussi au « mur » qu’oppose aux revendications un pouvoir condamné, depuis des années, dans les urnes comme dans la rue…

Cette faiblesse structurelle est d’autant plus grave que le temps presse. La question des banlieues devrait désormais devenir une des principales préoccupations de la vie politique française. Remettre à plus tard les réformes indispensables, ce serait prendre le risque d’élargir la fracture entre la France intégrée et la France ghettoïsée (immigrée et française « de souche »), avec à terme le danger d’une sorte de guérilla rampante, dont la répression (voir « Dépeçage des libertés publiques ») ne viendra certainement pas à bout. Comme le disait, il y a quelques mois, Tarek, pourtant un des heureux élus de Sciences Po : « Qu’ils permettent aux deuxième et troisième générations de jouir enfin de droits égaux. Sinon, un jour, Ma 6-T va cracker (8) ne sera plus un film, mais la réalité effrayante de quartiers pourrissants (9). » En novembre 2005, le compte à rebours a commencé.

Dominique Vidal

Journaliste et historien, coauteur avec Alain Gresh de l’ouvrage Les 100 Clés du Proche-Orient, Fayard, Paris, 2011.

(1) L’enquête en cours devra dire si les deux adolescents décédés, Zyed et Bouna, étaient, comme l’affirme le survivant, Muttin, poursuivis par des policiers lorsque, le 27 octobre, ils pénétrèrent dans un transformateur EDF, et si la hiérarchie policière, informée, a fait ce qu’elle devait pour les sauver.

(2Le rapport (PDF)

(3Cf. Le Monde, 7 novembre 2005. Les responsables de l’UOIF expliqueraient-ils la violence des « casseurs » par leur islamité ?

(4) L’ancien président de SOS-Racisme y prônait notamment l’organisation, dans les pays d’origine, de stages préalables à l’émigration vers la France, la mise en place de quotas, la suppression de la double nationalité et du regroupement familial, la création d’une carte de séjour à géométrie variable. Tant et si bien que France d’abord, journal du Front national, salua son « bon sens » (13 mai 2005).

(6Le Figaro, 4 novembre 2005. A Neuilly-sur-Seine, par exemple, le pourcentage de HLM est de 2,6 %. Outre les amendes, apparemment inefficaces, infligées aux villes refusant de se conformer à la loi SRU, pourquoi ne pas envisager que leurs maires soient déclarés inéligibles ?

(7Cf. Olivier Masclet, La Gauche et les Cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, La Dispute, Paris, 2003.

(8) Film-culte de Jean-François Richet. Producteurs : Actes prolétariens et Why not productions. Date de sortie : 2 juillet 1997.

DOSSIER Révoltes des banlieues:

http://www.monde-diplomatique.fr/2005/12/A/13038