La guerre aux chômeurs, ils doivent la perdre !

 

Alors même que le nouveau Président, et les sociaux-libéraux qui le soutiennent, affirment s’opposer à la remise en cause du droit du travail précarisé par Merkel et la Troïka, il semble utile de leur rappeler que c’est d’abord eux qui doivent changer pour, qu’éventuellement, l’on puisse croire au contenu de leurs envolées lyriques. En matière de déréglementation du droit des chômeurs, ils firent en effet œuvre de pionniers. Et Hollande, dans le cabinet Bérégovoy, n’y trouva rien à redire.

Les chômeurs, ces oubliés de la campagne électorale et tous ceux qui ont subi les charrettes de licenciements ne doivent pas oublier ce qui fut inauguré en 1984 : la négation progressive de leurs droits. Pour tous les salariés ce droit d’inventaire sur un peu moins de 30 ans, au cours desquels une partie du salariat fut dressée contre l’autre, est une nécessité. Mais le constat de la dégradation des droits des sans-emploi serait insuffisant si l’on continuait à se laisser abuser par les pseudo-théories du chômage, élaborées par des experts, colportées par des idéologues et diffusées dans les médias, imprégnant désormais tout le corps social1. Qui peut contester que le sarkozysme qui vient d’être rejeté n’a pas modelé nombre de comportements et perverti nombre de consciences ? Il y aurait «ceux qui se lèvent tôt» qui méritent considération et «ceux qui paressent au lit » et méritent la réprobation générale. Et si ces derniers sont des étrangers et des «bronzés», la réprobation devient marque d’infamie.

Le démantèlement des droits des sans-emploi

Comme pour l’assurance maladie ou pour les retraites, le principe de cotisations ouvrières et patronales était censé couvrir les risques du chômage et s’accorder avec le droit au travail inscrit dans le préambule de la Constitution de 1946, repris dans celle de 1958. Tel fut pratiquement le cas jusqu’en 1979. Mais il fallut attendre (!) l’arrivée au pouvoir des socialistes et le tournant de la rigueur de 1983 pour que la nature de l’ASSEDIC soit remise en cause. Elle ne devait plus assurer la totalité des chômeurs, les inactifs à «réactiver» devaient n’avoir droit qu’à de maigres moyens de subsistance. La rigueur prenait sens pour les «subalternes» alors même que le «haut du pavé» et les aventuriers du type Tapie s’enrichissaient au-delà de toute mesure.

Le régime d’assurance chômage, géré paritairement (!), allait connaître de grandes ruptures qui l’ont progressivement dénaturé.

1 – En 1984, donc, par la création d’une nouvelle filière dite de la «solidarité» et au prétexte d’un financement insuffisant (des patrons !), les socialistes dans leur bonté d’âme, en toute rigueur, instaurèrent les «fins de droits» et firent bénéficier ceux qui n’en avaient plus d’une allocationde subsistance financée par l’impôt. Ainsi fut créée en parallèle de l’allocation chômage, l’allocation spécifique de solidarité et d’insertion (ASS). La charité bien ordonnée de l’Etat se devait de se couvrir du manteau hypocrite de la fraternité d’assistance.

2 – En 1992, ce sont les durées d’affiliation à l’UNEDIC qui sont augmentées pour pouvoir bénéficier des indemnités chômage. Cette mesure consiste de fait à imposer aux salariés la contrainte suivante : si vous ne cotisez pas assez longtemps, vous cotisez pour rien. Ainsi, la solidarité entre salariés joue de moins en moins pour les plus fragiles. En outre ces accords de 1992, signés par la seule CFDT avec le patronat, instituent l’allocation unique dégressive (AUD) : par paliers, de 6 mois en 6 mois, un coefficient de minoration variant de 8 à 25% réduit les indemnités. Si une telle règle était appliquée pour la maladie et la retraite, elle conduirait pour les longues maladies à moins les rembourser et à minorer les retraites pour ceux qui vivent trop longtemps ! Pour un sans emploi, l’effet de ces mesures ne s’est pas fait attendre : les jeunes en furent les premières victimes, faute de durées de cotisations suffisantes, et nombre de chômeurs âgés dits de longue durée basculèrent dans la 2ème filière. Tout cela n’était appliqué que pour leur bien afin qu’ils ne se complaisent pas dans un «chômage de confort»  et Nicole Notat de prétendre qu’il faut les inciter à retourner au travail afin «d’éviter que ces gens s’enlisent dans le chômage». Ce qui revenait à dire que ces gens-là, comme de grands enfants, sont paresseux par nature ! Les conséquences de ce démantèlement des droits furent draconiennes. En 1992, l’UNEDIC n’indemnisait plus que 52.4 % des chômeurs, en 1996 ils n’étaient plus que 43.2% à bénéficier de l’assurance-chômage. Les trappes à pauvreté étaient largement ouvertes mais, malgré les discours moralisateurs, cela ne suffisait pas.

3 – Il fallait introduire la gestion pénale des«oisifs», ce qui fut entamé en 2001, avec la création du PARE. Ce Plan de Retour à l’Emploi, mis en place avec l’assentiment de Martine Aubry, reçut l’accord des «partenaires sociaux». Il allait dans le sens initié par la ministre qui, dans le code du travail, avait introduit des sanctions contre les «fainéants» de chômeurs, «profiteurs» d’un «loisir contraint». Cette «exclusion temporaire ou définitive du revenu de remplacement» n’était pas suffisamment appliquée et il fallait par de lourdes sanctions inciter «ceux dont la recherche d’emploi était jugée insuffisamment active». Alors qu’à cette époque, 40% des chômeurs perçoivent des indemnités ASSEDIC, la chasse à ceux qui en bénéficieraient outre mesure est ouverte. De fait, les arrogants qui dénoncent la «pauvreté assistée» l’instituent. Le RMI, prévu à l’origine pour endiguer la pauvreté, devient la 3ème filière de l’indemnisation des sans-emploi. Cette forme légale de restriction des droits se conjugue désormais avec la chasse aux «faux chômeurs».

4 – Lorsque Sarko fut venu, l’on nous fit croire que ce tournant répressif était mal négocié. En 2008, la chasse aux fraudeurs se devait d’être activée. Dans la foulée de la Réforme Générale des Politiques Publiques (RGPP) qui n’avait pour objectif que la suppression des fonctionnaires, fut créé Pôle Emploi par fusion de l’ANPE et des ASSEDIC et, dans la foulée, ces institutions vouées au placement et à l’indemnisation des chômeurs, devinrent également des flics sanctionnant les prétendus fraudeurs dont le nombre était, somme toute, très marginal2. Cette pratique régalienne assumée jusqu’ici par les préfets leur fut confiée pour plus d’efficacité… et de proximité. Cette délégation de pouvoir survint au moment même où les agents de Pôle Emploi, empêtrés dans les arcanes d’une fusion imposée, devaient faire face à un afflux massif de demandeurs d’emploi et au non remplacement de départs en retraite. Cette nouvelle institution dut, dans la précipitation, embaucher des CDD de 6 mois en 6 mois (1 800 en avril 2009) pour faire face au surcroît de travail. La boucle fut bouclée : des précaires sans formation préalable géraient des chômeurs voués à accepter la précarité.

Cette politique de restriction des droits s’est traduite dans les chiffres : en 2011, sur 4 482 200 chômeurs, toutes catégories confondues, seuls 2 049 600 étaient indemnisés par les ASSEDIC. Selon l’INSEE, en 2009, on dénombrait 8,2 millions de pauvres disposant de moins de 950€ par mois et, parmi eux, 1 million qui, avec le RSA ou l’allocation de solidarité, survivait avec 400 ou 460€ par mois. Au-delà des chiffres, il y a la réalité des rapports sociaux déchirés, les salariés divisés, les exclus relégués que les discours creux diffusés pendant la campagne électorale ignorent pour mieux stigmatiser ceux qui ne s’adaptent pas à la vulnérabilité de la « rigueur » qui leur est promise. Quant à la solution proposée comme remède offert à tous, «la formation tout au long de la vie», là aussi les chiffres et la réalité de la division sociale qu’ils suggèrent sont éloquents : 13,2 % des chômeurs accèdent à une formation et la plupart n’ont droit qu’à des stages bidon. Et si 27,7 % des salariés en activité en bénéficient, ce pourcentage est trompeur ; ce sont en effet les cadres et les professions intermédiaires qui y sont surreprésentés : seuls 10% des travailleurs non qualifiés accèdent à une formation. Les possibilités de reconversion, d’acquérir des connaissances pour mieux se vendre sur le marché du travail renforcent, de fait, l’inégalité et la hiérarchie sociales.

Ce désastre social qui exacerbe la concurrence entre salariés à statut, CDI et CDD, intérimaires et sans-emplois, inclus, exclus, que viennent redoubler les rivalités ethniques et xénophobes, est certes la conséquence de la «mondialisation» capitaliste sur laquelle se sont greffées les politiques qui la confortent tout en tentant d’en limiter les effets ravageurs. Toutefois, elles n’ont pu advenir sans préparation du terrain idéologique. Pour être admises, il fallait l’emprise d’une formidable entreprise de conditionnement des esprits. Les «théoriciens» néolibéraux et leurs affidés s’y sont employés sans véritablement avoir affaire à un contre-discours syndical clair.

Les discours néolibéraux : les pauvres responsables de leur pauvreté

Il a fallu toute la morgue des classes dominantes pour que ses représentants puissent en toute bonne conscience, comme les dames patronnesses du 19ème siècle, affirmer que «le chômage est le produit de la paresse des travailleurs» et que par capillarité cette vision de la société découpée en compétents et incompétents, employables et non employables, se diffuse dans tout le corps social pour rencontrer sa vérité, celle des éclopés de la société capitaliste qu’il fallait stigmatiser. Ainsi le dénommé Christian St Etienne3 put prétendre que tous comptes faits, avec 400€ par mois «l’assistance engendre la paresse», «les Rmistes sont des maximisateurs de profits». Cette fatuité plastronante jusqu’au mépris comparatif (en Afrique il y a des plus pauvres que vous), Christine Lagarde l’a illustrée jusqu’à la caricature. Elle qui ne paie pas d’impôt en sa qualité ( !) de fonctionnaire du FMI, tance les Grecs qui ne paient pas leurs impôts et qui seraient responsables de la crise de la dette de leur pays ! Si de telles admonestations sont possibles c’est que de fait s’est imposé un discours inversant la réalité des rapports de classes.

C’est devenu une lapalissade idéologique : le travail coûte trop cher, les salariés sont trop exigeants et en définitive, ce sont les patrons éreintés, qui subissant le poids des charges sociales, seraient exploités. Et, s’il y a du chômage, c’est bien sûr la faute de l’assistanat, les salariés qui en demandent «toujours plus», leurs prétentions salariales sont donc incompatibles avec le plein emploi. Du haut de leur chaire, les experts de l’OCDE, dans une étude de 1994 préconisaient, sans détour, les remèdes à administrer. «Il fautréformer (c’est mieux que réduire, ça fait moins peur) les systèmes d’indemnisation du chômage et les prestations connexes…, durcir les contrôles de la recherche d’emploi et les sanctions». En fait, comme les politiciens qui exécuteront ces directives, ces penseurs n’inventaient rien. S’attaquer à la richesse des pauvres avait été, avant eux, «théorisé» par des économistes libéraux. Laurent Cordonnier4 démonte ces argumentations construites sur des apparences de bon sens, et ce, de manière ironique, en les renvoyant aux intérêts dominants qu’elles confortent : très sérieusement les fables qu’il faudrait prendre pour argent comptant consistent à nous faire croire que tout le mal du système provient du fait que les salariés sont naturellement poltrons, roublards, paresseux, voire primesautiers ou méchants.

Poltrons, mais oui, ils ne prennent pas de risques, ils préfèrent un salaire mensuel régulier plutôt que de devenir patron ; le contrat de travail, c’est un contrat d’assurance. Quant aux patrons, face à la rigidité des salaires, ils font face à la mauvaise conjoncture. Il faut donc partager les risques, rendre les salariés et les salaires flexibles – CQFD.

Le travailleur est par ailleurs roublard, en termes euphémisés, il «tire parti d’une imperfection du marché du travail», il tente toujours au moment de l’embauche de se faire recruter à un niveau supérieur à celui qu’il possède, soit son «salaire d’efficience». Bref, des petits malins occupent des postes et touchent des rémunérations qu’ils ne méritent pas. Ce sont des tricheurs malhonnêtes qui jouent sur le fait que les employeurs ne connaissent pas leurs qualités réelles. Pour éliminer la triche, il faut leur proposer ce dont on est sûr qu’ils ne trouveront pas mieux sur le marché du travail. La solution : un volant de chômage suffisant pour faire pression sur leurs exigences car il va de soi, en toute morale capitaliste, que les patrons ne doivent pas se faire rouler sur la marchandise travail. CQFD.  

Ensuite, il y a les paresseux : là encore, le plein emploi est incompatible avec les bonnes mœurs à inculquer au salariat car il va de soi que les travailleurs comme tout calculateur rationnel, choisissent de tirer au flanc. Pour éviter qu’ils retrouvent du travail après avoir été licenciés et sabotent la productivité, pour les discipliner, leur donner le goût de l’effort, rien de mieux qu’un taux de chômage suffisant. CQFD.

Quant au primesautier, c’est un incurable opportuniste, qui papillonne. Il est toujours tenté d’aller voir ailleurs pour gagner plus, pour obtenir des avantages forcément indus. Ces gens-là deviennent une charge insupportable pour les patrons : ils multiplient les coûts de recrutement et de formation, les fidéliser en période de plein emploi coûte trop cher, d’ailleurs, comme ils ne sont pas attachés à l’entreprise, cela ne sert à rien. La seule façon de les dissuader d’aller voir ailleurs, c’est la peur du chômage. CQFD.

Et puis, les salariés sont méchants, c’est dans leurs gènes. Vis-à-vis des salariés embauchés à moindre coût, de ceux qui font du zèle, accélèrent les cadences, ils leur pourrissent la vie en les harcelant, en refusant de collaborer avec eux. Ils provoquent par conséquent un turnover insupportable obligeant le patron à augmenter et harmoniser les salaires vers le haut. Autrement dit, avec le plein emploi, les salaires sont toujours supérieurs au «taux concurrentiel». En quelque sorte, ce sont les patrons qui sont rançonnés. Il faut donc attendrir les méchants par la peur du chômage pour favoriser la concurrence sur le marché du travail. CQFD.

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Reconquérir les droits au travail et à l’assurance chômage passe également par la lutte contre les contorsions idéologiques de la pensée dominante visant à faire admettre et pérenniser des dispositifs de régression sociale. Alors même que la gouvernance d’entreprise impose des taux de rentabilité financière ahurissants, alors même que les rentiers du capital exigent des rendements de 10 à 15% pour leurs dividendes provoquant des charrettes de licenciements, faisant supporter aux salariés les risques de leurs comportements prédateurs, les laissés-pour-compte de leur affairisme sont considérés comme la cause de leur propre malheur. Toutes ces fadaises (quelles qu’en soient les formes plus ou moins sophistiquées) élaborées, colportées et diffusées dans le corps social, visent à conforter l’ordre social existant et à venir, à faire admettre en définitive de nouvelles normes sociales et morales, à faire consentir à la nécessité d’une baisse du prix de la force de travail dans son sens le plus général : réduction des salaires direct et indirect (prestations sociales, droits à la retraite décente) mais également réduction des droits d’accès aux services publics participant à la reproduction de la force de travail tels qu’ils étaient antérieurement admis.

La reconquête sur les plans revendicatifs et idéologiques n’est autre qu’une lutte de la classe pour son unité qui se doit de contrecarrer les divisions structurelles et normatives imposées par le système dans des conditions déterminées par son évolution historique.

A l’heure où la «mondialisation» capitaliste se constitue une immense armée de réserve, imposant ainsi la concurrence entre salariés de formations sociales différentes et au sein de chacune d’elles, la riposte et la solidarité entre les classes exploitées s’imposent. Il s’agit à la fois d’unir ici les travailleurs précaires intérimaires toujours disponibles et jetables avec ceux assurés (provisoirement) de leur emploi, avec les salariés paupérisés stigmatisés, les immigrés et les sans-papiers et avec ceux dits inemployables mis au ban de la société, la concurrence ethnique venant redoubler les divisions énumérées ci-dessus. Cette lutte pour l’unité se doit par ailleurs d’éviter tout repli xénophobe ou nationaliste en faisant prévaloir la solidarité avec les autres travailleurs des pays de la plus proche périphérie (Grecs, Espagnols…) et avec les pays dits du Sud (Maghreb, Egypte…). La reconnaissance d’une solidarité de classe et de l’internationalisme sont deux armes nécessaires à une sortie de crise bénéfique aux exploités et dominés. Si, comme tout le laisse prévoir, les sociaux-libéraux et les bureaucraties syndicales tentaient d’en émousser le tranchant, les travailleurs devront les réduire à la portion congrue comme les Grecs l’ont fait pour le PASOK.

Gérard Deneux, Le 7.06.2012

1 Cet article s’inspire des essais d’Emmanuel Pierru «Guerre au chômage ou guerre aux chômeurs» édition le Croquant et de Laurent Cordonnier «Pas de pitié pour les gueux» édition Raison d’agir

Voir également l’article d’Emmanuel Pierru «Un chômage contre les chômeurs» dans «Les sociologues s’invitent dans le débat» – édition le Croquant

 

2 Plus de 90 000 médiations par trimestre en 2010. «Plus tu convoques un mec souvent, plus t’as de chance qu’à un moment il ait un problème et qu’il ne vienne pas et il est radié» (un médiateur de Pôle Emploi cité par Emmanuel Pierru) à cause des retards de courriers, des problèmes de santé ou de mobilité qui n’ont rien à voir avec la fraude.

 

3 Un proche de Sarkozy auteur d’une tribune dans le Monde du 12.02.2000

 

4 Se reporter à son livre «Pas de pitié pour les gueux» pour des démonstrations plus amples (je ne fais ici que les résumer ou les illustrer) et se références aux économistes du travail qui développent ces «théories» de justification du chômage.