Covid-19 : la médecine de la catastrophe ou l’organisation politique d’un scandale sanitaire
Problèmes
Elisabeth Badinter estimait que la grandeur d’une civilisation se mesurait à la place faite à la femme. On pourrait ajouter qu’elle se mesure à la place accordée aux personnes aux personnes vulnérables : SDF, détenus, internés dans le CRA, pensionnaires des EPHAD et des hôpitaux psychiatriques.
Environ 1800 personnes sont mortes du Covid-19 ou Coronavirus, dans les Ehpad, le 4 avril 2020, en France, dans une indifférence quasi-générale. Est-ce qu’on considère ces personnes indignes de vivre ? La réponse est dans la question…
Pour la première fois, le pays se dirige, à l’instar de l’Italie et de l’Espagne dans le choix rationnel de sélectionner les patients qui seront pris en charge en hospitalisation d’urgence. Sélectionner. De quelle raison parle-t-on, ici ?
Sans doute de celle qui est un paradigme mondial et qui se traduit par la « rationalisation des moyens », laquelle se présente comme sa propre fin, au détriment du sens, de l’individu.
Le libéralisme économique n’a plus besoin de camp de concentration pour octroyer le droit de vie et de mort sur la population, dans un prisme hautement biopolitique que Michel Foucault et Giorgio Agamben ont développé, d’un point de vue philosophique. Quid de l’éthique des médecins et du serment d’Hippocrate ?
On semble considérer cet état de fait comme normal. Mais de quelle normalité parle-t-on quand le mal court et que, contrairement aux attentats terroristes, nous ne mettons aucun visage sur les chiffres, ce charlatanisme de forme mathématique, selon la belle expression de Nietzsche ?
Sans compter le fait hautement important, que l’on met tout le personnel de santé dans une situation que le philosophe Günther Anders appelle « situation eichmannienne », lorsque j’agis à partir d’une situation que je n’ai pas décidée. Le mal s’insinue. Le scandale court dans l’indifférence des chiffres et des conférences de presse communicationnelles.
Il y a 25 ans, nous avions le meilleur système de santé du monde. Comment en sommes-nous arrivés à intérioriser le fait qu’il soit nécessaire, d’un point de vue rationnel, de sélectionner les patients, dans un droit de vie et de mort ?
Situations
Cette situation est explicitement évoquée par le personnel soignant en général et les médecins en particulier : « Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. Quand on aura une pression énorme pour admettre des patients qui attendront à la porte, la question va se poser franchement » (propos de Bertrand Guidet, chef du service de médecine intensive réanimation à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, dans Le Monde).
Pour présenter cette décision comme le résultat d’un processus, d’un protocole rationnel, normatif, la novlangue administrative parle d’un « score de fragilité ».
Plus précisément et plus fondamentalement, certains responsables sanitaires ont commencé à évoquer publiquement ce processus de sélection : « Ce serait catastrophique de devoir en arriver à trier des personnes (…) en réanimation car il n’y a pas de place », a déclaré Jérôme Salomon, le directeur général de la santé, lundi 16 mars, sur France Inter.
À ce stade, il n’est pas question de « priver de réanimation » un patient qui pourrait en bénéficier, mais les médecins devront s’adapter si l’afflux de malades est trop important. En cas de saturation des services hospitaliers, les patients seraient priorisés selon leur capacité à récupérer. « Le message n’est pas facile à faire passer : il faut rassurer sans occulter le fait qu’il existe des cas où il faut choisir », souligne Nicolas Van Grunderbeeck, infectiologue et réanimateur à l’hôpital d’Arras. C’est de la médecine de catastrophe : « on prend les patients qui ont le plus de chance de s’en sortir. »
Novlangue et sélection
Dans le renversement des valeurs qui la caractérise, loin de se remettre en cause, la politique libérale du soin a décidé de créer des « comités d’éthique de soutien » dans les hôpitaux pour aider les médecins à choisir quel patient traiter en priorité.
Loin de réfléchir à un autre modèle possible, la politique libérale du soin ose remettre la responsabilité de la décision sur un protocole scientifique de sélection qui doit permettre de décider en toute bonne conscience et en toute transparence.
Non, le Covid-19 n’est pas l’avènement d’un nouveau monde, mais d’un monde bien connu qui accomplit, sous le masque et avec la caution de la science, la sélection des patients qui peuvent encore, prétendre continuer à vivre : « Nous savons qu’il y a des sélections de patients » vient de déclarer Michel Parigot, président de l’association Corona Victimes.
Si on insiste beaucoup sur le sens du devoir de mémoire, on en tire peu de leçons et il faut se rappeler ce que nous dit Primo Levi, l’avertissement qu’il nous lance : « C’est dans cette baraque du K.B. (infirmerie) au cours de cette parenthèse de paix relative, que nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée; combien, au lieu de nous dire: « Rappelle-toi que tu dois mourir », les sages de l’Antiquité auraient mieux fait de nous mettre en garde contre cet autre danger, autrement redoutable. S’il est un message que le Lager eût pu transmettre aux hommes libres, c’est bien celui-ci : Faites en sorte de ne pas subir dans vos maisons ce qui nous est infligé ici. »
Le statut de la médecine
En dehors du rôle héroïque que jouent actuellement tous les soignants, à l’hôpital comme en ville, dans la lutte contre les dévastations de l’épidémie, les médecins libéraux (nous pensons avant tout aux spécialistes), habituellement, se comportent et exercent (généralement bien, là n’est pas la question) comme s’ils étaient extérieurs et étrangers à ce monde et indifférents à l’Histoire.
Dans la pratique quotidienne les confrères peuvent vous mépriser si vous sortez de votre domaine d’activité d’élection, la médecine, pour prendre à votre compte le social, le juridique ou le politique. Vous commettez là une véritable faute professionnelle car « la neutralité bienveillante » reste un dogme sacré.
Et cette croyance vous permet d’incarner « le bien », depuis le procès des Médecins de Nuremberg (décembre 1946- août 1947), sans qu’on ait jamais eu à vous enseigner l’histoire (de la médecine), le social, le juridique, le politique, la morale et l’éthique à la faculté!
Souvenons-nous que les médecins qui ont adhéré en masse au nazisme sans y être obligés étaient parmi les meilleurs du monde occidental. Ils n’ont jamais exprimé de remords en ce qui concerne les sélections à Auschwitz, les expérimentations médicales et l’Opération T4.
Ils ont quasiment tous été « recyclés » après-guerre et ont continué à exercer et à enseigner jusque dans le milieu des années 1970, comme des nazis.
Or, ne pas « faire de politique » et rester « neutre, c’est avoir au contraire, selon nous, une posture « hyper-politisée » qui va dans le sens de renforcer les effets du pouvoir en place.
Tout se passe comme si les médecins aidés en cela par la société n’appartenaient pas, habituellement, au même monde que leurs patients. Comment parler alors de l’angoisse, des ruptures, des pertes et de la mort avec eux?
Pourquoi se déconnecter de cette Histoire moderne (et faire du révisionnisme par défaut) qui est une source inépuisable d’enseignements que toutes les facultés de médecine du pays devraient instaurer.
Cela favoriserait probablement l’idée que l’accueil inconditionnel de tous les usagers au cabinet (et notamment les plus marginalisés et vulnérables) est une de nos nobles tâches. Nous pourrions alors remplir notre mission hippocratique plutôt que de renvoyer, trop souvent, ces usagers au caritatif (Médecins du Monde) ou aux urgences hospitalières ?
A moins, bien sûr, que notre mission politique ne soit effectivement de confirmer le cloisonnement et la discrimination sociales et d’être l’alibi de la normalité des pouvoirs.
Nous sommes aujourd’hui témoins de la gestion complexe et problématique d’une nouvelle épidémie qui voit l’exercice du pouvoir médical continuer à glisser vers le pouvoir encore moins contrôlable des experts et des lobbys pharmaceutiques avec la complicité et l’aveuglement des pouvoirs publics.
Ceci accompagné de l’exclusion des citoyens d’un débat de santé publique et notamment épidémiologique que nous appelons d’urgence de nos vœux car les futures menaces sanitaires qui seront d’une toute autre dimension feront alors, par défaut de participation et de culture civiques, le lit des autoritarismes et des fascismes politiques honnis !
Didier Durmarque , philosophe et écrivain. Travaille sur la modernité de la Shoah depuis 20 ans. « Philosophie de la Shoah » (2014), Phénoménologie de la chambre à gaz (2018)
Georges Yoram Federmann, psychiatre, Président du Cercle Menachem Taffel.