Paris 10 Novembre 2019

Intéressant éclairage d’Olivier Roy sur le terme islamo-gauchisme et plus généralement sur cette offensive réactionnaire, séparatisme …

“D’où vient le terme ? Quels rapports entretiennent progressistes et islamistes ? Que révèlent ces polémiques, de nos dirigeants et du monde universitaire ? Le politologue Olivier Roy, professeur à l’Institut européen de Florence, analyse la polémique et ses enjeux.
L’OBS. La semaine passée, la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal a exigé une « enquête » sur l’« islamo-gauchisme » au sein de l’Université, déclenchant un tollé dans le monde académique. Le CNRS a ainsi rappelé que le terme d’« islamo-gauchisme » ne correspondait à « aucune réalité scientifique » et les présidents d’université ont exprimé leur « stupeur ». Cette initiative intervenait après une série de tribunes d’intellectuels et de déclarations offensives de la part de plusieurs ministres contre une partie de la recherche en sciences humaines.
Alors que nous vivons une grave pandémie, comment comprendre ces différentes polémiques lancées par le gouvernement ?
Olivier Roy. Cela révèle d’abord une perte de sang-froid et une perte de repères chez nos dirigeants. Ils ont renoncé à la matrice libérale du macronisme mais sont beaucoup trop élitistes pour être de bons populistes. Donc ils singent les populistes et font n’importe quoi.
Qu’est-ce qui explique cette panique ?
Les élections de 2022. Ils ont peur de perdre. Ils ont mal géré le Covid, et Emmanuel Macron croit faire de la grande stratégie en cherchant à se retrouver au second tour des prochaines élections présidentielles seul face à Marine Le Pen. Donc tous ses ministres font la course avec Le Pen, en la débordant parfois sur sa gauche, mais désormais surtout sur sa droite. On l’a bien vu lors du débat de Gérald Darmanin face à Le Pen. Simplement, ils en font trop et ça casse la stratégie du chef. Parce qu’il faut quand même, pour Macron, qu’il soit au premier tour. Et là il scie consciencieusement sa béquille de gauche. Mais il n’aura jamais la droite populiste parce qu’elle est souverainiste. Or lui ne peut pas lâcher sur l’Europe. Et donc il ne va pas prendre l’électorat de Marine Le Pen au premier tour. C’est absurde comme raisonnement. Je relisais récemment le livre de Marc-Antoine Burnier « Que le meilleur perde », sur la défaite des hommes politiques les mieux positionnés (et les plus intelligents). Eh bien, nous avons ici un nouveau cas d’école.
Cette façon de chasser sur les terres du Rassemblement national fait-elle monter ou descendre Marine Le Pen ?
Cette surenchère (orchestrée par Darmanin) fait apparaître Marine Le Pen comme « modérée », cela va donc de pair avec la volonté de cette dernière de normaliser le RN, et cela entraîne des grincements de dents sur sa droite. Mais qui y a-t-il à la droite de Le Pen ? Marion Maréchal et Éric Zemmour. Et aucun des deux n’est une alternative à Marine Le Pen. Marion Maréchal s’est alignée sur des valeurs « cathos » qui sont très minoritaires, y compris chez les populistes, et elle ne se lancera pas dans la campagne ; quant à Zemmour, c’est un Coluche d’extrême droite, autrement dit un saltimbanque certes populaire mais bavard et solitaire.
Dans un article du 23 février, pour la revue en ligne AOC, Didier Fassin écrit que ces tribunes et déclarations politiques sont le symptôme d’un « moment réactionnaire » que nous vivons en France, dans « une période marquée par une montée de la xénophobie ». Rejoignez-vous ce constat ?
C’est complexe. D’un côté, le débat aujourd’hui porte, tant à droite qu’à gauche, sur l’identité (des « Blancs » ou des « racisés »), or l’identité est en soi un thème de droite (car elle est immobile) ; même en se présentant comme anti-identitaire, la laïcité conforte cette lecture (« nous » face aux « séparatistes », avec des valeurs de la République mal définies sinon par un mode de vie). Mais d’un autre côté, aucun des mouvements qui ont fait descendre massivement les gens dans la rue depuis vingt-cinq ans ne porte sur ce thème. Les revendications ont surtout porté sur des questions socio-économiques (retraites, salaires), parfois sur la défense de valeurs (Charlie Hebdo et Manif pour tous) ou contre la violence policière. Le cas type est celui des Gilets jaunes : la droite attendait la descente dans la rue des petits Blancs péri-urbains ulcérés par la politique migratoire et l’attention portée aux jeunes de banlieue. Or le mouvement (même s’il comptait des électeurs du RN) ne s’est jamais positionné sur l’identité et a fini par prendre comme objet de sa vindicte cette même violence policière qui mobilise les jeunes de banlieue. D’autre part, tous les présidents qui, en milieu de mandat, ont cru se relancer sur des thèmes identitaires (Sarkozy et Hollande) ont perdu ; dans le dernier cas, ce fut en faveur d’un outsider qui prétendait justement rejeter le discours identitaire. Refaire du Sarko ou du Valls ne me parait pas un gage de succès, à moins de rêver de Barcelone. Je pense donc qu’il y a un décalage entre le grand récit de la crise identitaire, qui occupe les médias et les ténors de la politique, et la réalité d’un malaise social qui s’intensifie mais ne trouve ni ses mots, ni ses leaders.
Venons-en au terme « islamo-gauchisme » lui-même. Si vous dites bien, vous aussi, que cette expression n’est pas scientifique, elle a pourtant une histoire. Quelle est-elle ?
Pierre-André Taguieff avait utilisé le terme dans « La Nouvelle Judéophobie » (2002), dans une perspective essentiellement polémique. Reprenons les choses de manière plus rigoureuse. La grande question, qu’occulte complètement le terme « islamo-gauchiste », est celle du rapport des progressistes aux musulmans : faut-il soutenir les musulmans en lutte malgré leur religion, ou bien faut-il voir dans cette religion un facteur positif de mobilisation ? A quelques exceptions près, très temporaires, c’est la première perspective qui domine, il n’y a donc pas en ce sens de référence islamique chez les prétendus « islamo-gauchistes ». La question se pose depuis les années 1920, lorsque se croisèrent la question de la révolution communiste et celle des révoltes anticoloniales : le Parti communiste français soutient la révolte d’Abdelkrim dans le Rif (1921), alors que celui-ci se réclame explicitement de l’islam. Surtout, en 1920, la nouvelle Internationale communiste convoque à Bakou un « Congrès des peuples d’Orient » qui soutient les peuples musulmans en révolte contre le colonialisme. Le délégué bolchevique, Zinoviev, lance un appel au djihad (ghazawa), tout en appelant à l’émancipation des femmes. On parlait, lors de la guerre du Liban, dans les années 1970, des « islamo-progressistes », essentiellement l’alliance entre les communistes (souvent chrétiens) et les Palestiniens contre les forces « réactionnaires » (les Phalanges maronites). La révolution islamique d’Iran (1979) introduit une nouvelle perspective. Des intellectuels religieux, comme l’Iranien Ali Shariati, traducteur en persan du militant anti-impérialiste Frantz Fanon, développent une version islamique de la théologie de la libération. L’islam est présenté comme une idéologie progressiste, même si Fanon (qui avait rejoint le FLN algérien) est resté imperméable à cette idée. Un tiers-mondisme très fort rejoint un certain millénarisme hégélien-marxiste, sur lequel l’imam Khomeiny a parfaitement su jouer. Pour cette mouvance, la religion est alors pensée comme pouvant être un facteur d’émancipation (idée qu’on retrouve chez Michel Foucault) ; ça explique pourquoi beaucoup de démocrates, comme une partie de la gauche iranienne, ont soutenu, au tout début, la révolution islamique d’Iran. Le parti des Moujahidin du peuple est un parfait exemple ici d’« islamo-gauchisme ». Ça explique aussi pour une part la genèse du Hezbollah, par exemple : au début des années 1980, des gauchistes arabes sont devenus islamistes en se disant « cohérents », parce qu’ils n’ont pas basculé sur la charia mais sur le principe d’une théologie de la libération. On a vu cela en Palestine, côté sunnite, où une gauche palestinienne s’est alliée à un certain islamisme (l’organisation « Jihad islamique », mais justement pas le Hamas). Il y a ici une certaine cohérence, en effet. La révolution islamique d’Iran adopte d’ailleurs un discours anti-impérialiste, soutient les sandinistes, Cuba et plus tard Chavez ; elle s’opposera d’emblée à la monarchie saoudienne qui s’appuiera sur le salafisme pour mieux contrer l’Iran (mettre le salafisme et l’islamisme des Frères Musulmans dans le même sac, comme on le fait aujourd’hui en parlant de « l’idéologie islamiste », n’a aucun sens). Donc pour cet « islamo-gauchisme », qu’on appelait alors « islamo-progressisme », l’islam est perçu comme révolutionnaire.
C’était donc un terme positif au départ ?
Bien sûr. Mais très vite, il y a eu en Iran le dévoilement de la nature conservatrice de la Révolution. La gauche a perdu, même si l’Iran a gardé cette dimension gauchiste dans sa politique internationale. L’Iran s’est ainsi toujours allié à Cuba et aux Sandinistes. On l’oublie souvent. Et l’antisionisme était la chose la mieux partagée à l’extrême-gauche dans les années 1980. Mais l’idée de la convergence idéologique « islamo-gauchiste », elle, a été perdue avec l’échec de la Révolution islamique d’Iran. L’islamisme sunnite, quant à lui, s’est incarné dans la mouvance des Frères musulmans, très anti-communistes et très conservateurs sur le plan sociétal. Il n’y a pas eu de convergences entre Frères musulmans et « gauchistes » au moins jusqu’au printemps arabe, où l’on a vu de jeunes « Frères musulmans » fraterniser (contre l’avis de leur hiérarchie) avec les manifestants de la place Tahrir.
A partir de là, Gilles Kepel parle d’un « axe fréro-chiite », une alliance structurelle entre Frères Musulmans et chi’ites. Qu’en est-il ?
Il n’y a pas d’« axe fréro-chiite » ; ça n’a jamais existé, c’est tout aussi fumeux que le concept d’« atmosphère djihadique » (comme pourrait dire une Arletty voilée : « est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère, moi ? »). Les Frères musulmans, dans les années 1980, ne sont pas sur une position gauchiste : idéologiquement, ils ne sont pas révolutionnaires, ils ne soutiennent pas Cuba. Les Frères musulmans sont sur la revendication de l’identité ou de l’authenticité musulmane face au néocolonialisme. Ils sont « modernes » mais pas progressistes. Mais, tant dans le contexte des dictatures arabes que dans celui de l’immigration en Europe, les Frères musulmans ont pu incarner un certain nombre de revendications traditionnellement de gauche : la demande de démocratie en Tunisie, Egypte, Syrie et Libye, ou bien la reconnaissance du droit des minorités en Europe, en s’appuyant sur un discours multi-culturaliste présent dans une certaine gauche européenne (mais très peu implanté en France). Le soutien qu’ils ont pu trouver parmi des intellectuels progressistes n’est jamais dû à une fascination de ces derniers pour l’islam mais, au contraire, à une indifférence envers l’islam. François Burgat par exemple (un des rares à se qualifier, par dérision, d’« islamo-gauchiste ») développe depuis trente ans l’idée que l’islam est seulement un langage (le « parler-musulman » ou « muslim-speak ») qui sert à exprimer la révolte des opprimés. Il reprend ici la tradition du Congrès de Bakou : ce qui compte c’est la révolte, pas le langage dans laquelle elle s’exprime. Si l’on peut critiquer ces intellectuels, ce n’est pas parce qu’ils sont des crypto musulmans, c’est parce que, en bons marxistes, ils ne voient dans la religion qu’une manière de parler, ou plutôt de rêver.
Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Que l’islam serait simplement une revendication identitaire, l’expression des « opprimés ». La langue des opprimés serait « le musulman », sans que cela ait à voir avec la charia, le Coran etc. Au Moyen Orient, c’est la langue du « peuple opprimé » ; en France et en Europe, ce sont les « minorités opprimées ». Avec cet « islamo-gauchisme »-là, au fond, il n’y a plus d’islam. Dans cette perspective, tout ce qui est religieux est identitaire et tout ce qui est identitaire est un instrument de défense contre l’oppression et la discrimination. Donc c’est la défense du voile et de tous les signes extérieurs de musulmanité, sans aucune référence à un contenu théologique ou religieux. Aucune. Evidemment, ils butent sur le djihad et le terrorisme. Pour Burgat, c’est assez clair : le djihad, c’est le terme moderne pour dire « la lutte armée », et le terrorisme c’est le fait de gens qui n’ont pas compris le vrai sens de leur lutte et vont beaucoup trop loin, comme ont pu le faire Action directe et les Brigades rouges. Dans le fond, selon cette vision, la révolte de ces musulmans se comprend pour des raisons sociologiques, politiques, culturelles etc., même si elle utilise des référents religieux. C’est ça qu’on appelle l’« islamo-gauchisme » aujourd’hui, alors que justement cet « islamo-gauchisme » fait l’impasse sur la dimension proprement religieuse et la « traduit » en termes culturels ou politiques. Il est donc paradoxal de les accuser d’être fascinés par l’islam comme religion.
Sans lui accorder un statut scientifique, vous donnez tout de même un certain fondement à ce terme qu’on dit pourtant vide de sens.
Oui, parce que si le mot ne veut pas dire grand-chose, c’est à l’inverse un peu trop facile de le dire tout à fait « vide de sens ». Cela signifie qu’on reste dans la polémique. Ce n’est pas un terme scientifique, la ministre Frédérique Vidal est d’ailleurs incapable d’en donner une définition, mais il renvoie à des discours de défense des musulmans en France qui existent et qui ont une base conceptuelle. Ceux qu’on appelle les « islamo-gauchistes » ne sont absolument pas fascinés par l’islam. Ce sont généralement des gauchistes, c’est-à-dire des marxistes qui pensent que la religion est une illusion. Il n’y a donc rien de positif pour eux dans la religion et ils ne sont pas du tout intéressés par l’idéologie des Frères musulmans. Ce qui les intéresse en revanche, comme je le disais, c’est la défense des minorités, auxquelles appartiennent les musulmans. Ce sont donc les musulmans en tant que minoritaires qui les intéressent. Et c’est en tant que tels qu’ils acceptent les marqueurs identitaires de ces communautés, comme le voile. Mais, encore une fois, il n’y a aucune adhésion de leur part à des préceptes coraniques, à la charia ou à l’idéologie des Frères musulmans. Le paradoxe de ceux qu’on appelle les « islamo-gauchistes », c’est qu’ils n’ont rien à faire de l’islam. Jean-Luc Mélenchon, par exemple, n’est pas un intellectuel, il n’en fera donc pas une théorie, mais il défend cette position. Mélenchon, évidemment, ne voit absolument rien de positif à l’islam comme religion. Cependant, Mélenchon comprend que des groupes opprimés, des victimes, utilisent des marqueurs identitaires protestataires pour se défendre contre le racisme, l’oppression etc. Il estime qu’on n’a pas à juger du fait que les filles se voilent à partir du moment où elles le portent volontairement. Mais il n’y a aucune tolérance vis-à-vis de la religion, c’est juste le langage de l’opprimé pour se défendre.
Et là, ce n’est plus du tout de l’« islamo-gauchisme » façon théologie de la libération.
Mélenchon n’est pas un multiculturaliste, mais il rejoint cette idée qu’aujourd’hui les groupes opprimés se définissent sur une base qui n’est pas strictement économique et qu’il y aurait une « ethnicisation » de la marginalisation sociale : l’exclusion sociale toucherait une catégorie précise, les gens de seconde génération d’immigrés. Cette ethnicisation n’est évidemment pas produite par les sociologues, contrairement à ce que prétend Macron, elle est une réalité illustrée par les contrôles au faciès, les difficultés d’embauche à CV égal et surtout tout ce discours d’islamisation de la révolte sociale que l’on trouve dans les médias (par exemple, on a fait des émeutes de banlieue de 2005 une révolte de jeunes musulmans) ; de même, dès qu’un maire a un patronyme musulman, il est immédiatement soupçonné de faire du communautarisme, sauf s’il se déclare d’emblée apostat de l’islam.
Vous-même avez été accusé d’« islamo-gauchisme » !
On m’a accusé d’« islamo-gauchisme », bien sûr, car c’est aujourd’hui une insulte qui vaut disqualification. J’ai certes toujours dit que la révolution islamique d’Iran était une révolution anti-impérialiste, et je continue à le dire. Mais je n’ai jamais fait une défense des immigrés sur des bases « islamo-gauchistes ». Il est vrai qu’on m’attribue souvent des idées qui ne sont pas les miennes, par exemple celles de Burgat que j’ai pourtant critiquées il y a déjà vingt ans dans un numéro spécial de la revue « Esprit » (août 2001) consacré à l’islamisme. J’ai toujours contesté cette vision purement sociale et économique des minorités musulmanes. Paradoxalement, Burgat produit la même essentialisation que Kepel, mais inversée : pour le premier rien n’est islamiste, pour le second tout est « islamiste ». Or moi, ce qui m’intéresse, c’est de comprendre la spécificité du religieux, comment il s’articule sur les autres facteurs ou bien s’autonomise.
Le retour de McCarthy ?
Mais le terme « islamo-gauchiste » sert à disqualifier des gens très divers désormais. Oui, le terme est devenu purement polémique. C’est comme l’accusation d’être communiste au temps de McCarthy. Il s’agit de délégitimer d’abord, mais ensuite d’exiger des sanctions, c’est-à-dire d’être chassé de l’université. Mais il ne faut pas entrer dans le piège de se défendre sur le même plan et de jouer une sorte de rapport de force en comptant (et nommant) les amis et les ennemis. Il faut faire un vrai travail intellectuel. Or beaucoup d’« intellectuels » semblent ne plus avoir pour cela de temps, ou pire d’envie. Une partie d’entre eux mène d’ailleurs l’offensive contre leurs collègues de l’université appartenant aux champs plus récents du postcolonial et du genre.
Faut-il y voir une querelle théorique ou plutôt une angoisse de mandarins ?
C’est à mon avis l’autre dimension dans cette offensive : une réaction contre l’émergence des nouvelles générations. Islamo-gauchisme, séparatisme, communautarisme sont les mots aujourd’hui pour délégitimer toute parole, toute forme d’expression de gens d’origine musulmane. On remarquera que le point d’imputation de toutes les critiques est toujours « le jeune issu de l’immigration » comme objet ou comme acteur sous toutes ses formes (le musulman, le salafi, le violent, le post-colonial, le racisé) avec sa soeur plus intellectuelle (championne de l’intersectionnalité : ce sont toujours des jeunes femmes issues de l’immigration que l’on érige en égéries). De manière intéressante, les intellectuels « mâles blancs de plus de 55 ans » sont plus définis comme des complices que comme des gourous. Bref, quand on a peur d’une nouvelle génération, c’est que la société va mal. Et il ne faut pas oublier que pour les jeunes Français de toute origine, un président quadragénaire peut n’être déjà qu’un vieux schnock. Car, si socialement, le « jeune de banlieue » est désigné comme le terreau du séparatisme et de la violence, il est clair que c’est l’émergence d’une intelligentsia d’origine musulmane qui déstabilise les élites (ces dernières ont une forte capacité d’intégration, à condition que l’impétrant se formate dans le moule existant, c’est sans doute aujourd’hui le rôle que joue la référence laïciste). On refuse de les écouter tant qu’ils ne sont pas dans le désaveu explicite de la religion. Dites tout de suite que vous buvez de l’alcool, mangez du porc etc., et on vous écoutera. Il faut commencer par faire un acte d’apostasie et critiquer l’islam pour être audible. Donc toute personne qui ne critique pas l’islam est automatiquement taxée d’être « islamo-gauchiste ». Cela va donc plus loin que de vouloir reléguer la religion dans la sphère privée. On constate aussi, dans les différentes déclarations des ministres que, sous l’appellation bien vague d’« islamo-gauchisme », étaient pointées les études postcoloniales ainsi que les études sur le genre et l’intersectionnalité. On peut critiquer la rigueur intellectuelle ou la méthodologie de telle ou telle théorie. C’est le rôle même des débats universitaires. Les polémiques entre Bourdieu et Touraine, Barthes et Picard, Sartre et Kanapa n’étaient pas courtoises. Ces polémiques étaient d’autant plus fortes qu’elles s’inscrivaient dans un contexte politique (guerre froide, décolonisation, opposition droite gauche). Depuis la guerre d’Algérie, l’université française a toujours été très politisée. Il n’y a ici aucune dérive nouvelle. La seule nouveauté, c’est la liste des « mauvais sujets », dans tous les sens du terme (les objets de recherche et les chercheurs) : post-colonialisme, racisation, intersectionnalité etc. Or, tous tournent autour de nouvelles catégories d’acteurs : jeunes issus de l’immigration, femmes, LGBT etc. On parle donc de « dictature des minorités ». Mais on oublie une chose : il s’agit essentiellement d’une nouvelle génération d’étudiants et de jeunes chercheurs qui n’ont justement pas le pouvoir. Il y a très peu de chaires sur ces sujets et très peu de professeurs impliqués (ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent). La prétendue « dictature » vient moins des programmes ou du pouvoir des mandarins que d’un militantisme bruyant, ponctuel, rituel et assez sommaire (interruption de cours ou de séminaires). Quand on a « fait » 1968 (votre serviteur), on trouve ça fort peu révolutionnaire et, disons-le, assez sommaire. On est confronté, toujours dans le cadre d’un enseignement de masse (qui préserve les bulles élitistes des grandes écoles), à l’arrivée d’une génération plus mélangée en termes d’origine, plus féminisée et surtout qui est à la fois plus intolérante (refus de débattre) et plus tolérante (en particulier sur le plan religieux).
Comme professeur, vous dites observer une sorte de « phénomène de mode » autour de ces champs de recherche sur la race et le genre…
En sciences sociales, beaucoup de jeunes ont tendance à se réfugier dans « l’étude de soi », c’est-à-dire de son groupe d’appartenance, avec ce paradoxe classique qu’on ne peut être acteur et sujet de son étude. L’autre paradoxe de ce narcissisme est que tout le monde étudie la même chose (on multiplie les thèses sur des sujets identiques) alors que l’on se retrouve sur un marché du travail très étroit (quelques postes de chercheurs et d’enseignants). Je pense que l’on a ici un symptôme, plus qu’une cause, d’un malaise étudiant qui me rappelle ma génération (bac 1967), où l’attrait de théories radicales ne vient pas d’on ne sait quelle contagion étrangère mais d’une tentative de penser son propre malaise. Je crois ici qu’il y a deux enjeux profonds : le débat sur l’identité, en tant qu’il esquive et dissimule les autres questions, et les mutations sociales dans le champ universitaire et dans celui des élites.
On a également vu resurgir l’épouvantail des « thèses importées des Etats-Unis ».
Ramener le débat à une question d’importation de théories américaines est stupide. Le gouvernement français s’aligne ici sur celui de la Pologne et de la Hongrie, qui voit par exemple dans la défense des droits des LGBT une agression extérieure. Mais les idées circulent parce qu’elles trouvent un terreau. Et le risque aujourd’hui, c’est un nouveau mouvement étudiant qui surgirait de la lassitude devant tant de blocages et d’ennui.
Olivier Roy, bio express Politologue spécialiste des religions, Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen de Florence. Il a notamment publié « la Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture » (2008), « En quête de l’Orient perdu » (2014), « le Djihad et la mort » (2016) et « L’Europe est-elle chrétienne ? » (2019).”
Islamo-gauchisme : « Les macronistes font n’importe quoi », par Olivier Roy
NOUVELOBS.COM
Islamo-gauchisme : « Les macronistes font n’importe quoi », par Olivier Roy
D’où vient le terme ? Quels rapports entretiennent progressistes et islamistes ? Que révèlent ces controverses, de nos dirigeants et du monde universitaire ? Le politologue Olivier Roy, professeur à l’Institut européen de Florence, analyse la polémique et ses enjeux.

Intéressant éclairage d’Olivier Roy sur le terme islamo-gauchisme et plus généralement sur cette offensive réactionnaire, séparatisme …

“D’où vient le terme ? Quels rapports entretiennent progressistes et islamistes ? Que révèlent ces polémiques, de nos dirigeants et du monde universitaire ? Le politologue Olivier Roy, professeur à l’Institut européen de Florence, analyse la polémique et ses enjeux.
L’OBS. La semaine passée, la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal a exigé une « enquête » sur l’« islamo-gauchisme » au sein de l’Université, déclenchant un tollé dans le monde académique. Le CNRS a ainsi rappelé que le terme d’« islamo-gauchisme » ne correspondait à « aucune réalité scientifique » et les présidents d’université ont exprimé leur « stupeur ». Cette initiative intervenait après une série de tribunes d’intellectuels et de déclarations offensives de la part de plusieurs ministres contre une partie de la recherche en sciences humaines.
Alors que nous vivons une grave pandémie, comment comprendre ces différentes polémiques lancées par le gouvernement ?
Olivier Roy. Cela révèle d’abord une perte de sang-froid et une perte de repères chez nos dirigeants. Ils ont renoncé à la matrice libérale du macronisme mais sont beaucoup trop élitistes pour être de bons populistes. Donc ils singent les populistes et font n’importe quoi.
Qu’est-ce qui explique cette panique ?
Les élections de 2022. Ils ont peur de perdre. Ils ont mal géré le Covid, et Emmanuel Macron croit faire de la grande stratégie en cherchant à se retrouver au second tour des prochaines élections présidentielles seul face à Marine Le Pen. Donc tous ses ministres font la course avec Le Pen, en la débordant parfois sur sa gauche, mais désormais surtout sur sa droite. On l’a bien vu lors du débat de Gérald Darmanin face à Le Pen. Simplement, ils en font trop et ça casse la stratégie du chef. Parce qu’il faut quand même, pour Macron, qu’il soit au premier tour. Et là il scie consciencieusement sa béquille de gauche. Mais il n’aura jamais la droite populiste parce qu’elle est souverainiste. Or lui ne peut pas lâcher sur l’Europe. Et donc il ne va pas prendre l’électorat de Marine Le Pen au premier tour. C’est absurde comme raisonnement. Je relisais récemment le livre de Marc-Antoine Burnier « Que le meilleur perde », sur la défaite des hommes politiques les mieux positionnés (et les plus intelligents). Eh bien, nous avons ici un nouveau cas d’école.
Cette façon de chasser sur les terres du Rassemblement national fait-elle monter ou descendre Marine Le Pen ?
Cette surenchère (orchestrée par Darmanin) fait apparaître Marine Le Pen comme « modérée », cela va donc de pair avec la volonté de cette dernière de normaliser le RN, et cela entraîne des grincements de dents sur sa droite. Mais qui y a-t-il à la droite de Le Pen ? Marion Maréchal et Éric Zemmour. Et aucun des deux n’est une alternative à Marine Le Pen. Marion Maréchal s’est alignée sur des valeurs « cathos » qui sont très minoritaires, y compris chez les populistes, et elle ne se lancera pas dans la campagne ; quant à Zemmour, c’est un Coluche d’extrême droite, autrement dit un saltimbanque certes populaire mais bavard et solitaire.
Dans un article du 23 février, pour la revue en ligne AOC, Didier Fassin écrit que ces tribunes et déclarations politiques sont le symptôme d’un « moment réactionnaire » que nous vivons en France, dans « une période marquée par ne montée de la xénophobie ». Rejoignez-vous ce constat ?
C’est complexe. D’un côté, le débat aujourd’hui porte, tant à droite qu’à gauche, sur l’identité (des « Blancs » ou des « racisés »), or l’identité est en soi un thème de droite (car elle est immobile) ; même en se présentant comme anti-identitaire, la laïcité conforte cette lecture (« nous » face aux « séparatistes », avec des valeurs de la République mal définies sinon par un mode de vie). Mais d’un autre côté, aucun des mouvements qui ont fait descendre massivement les gens dans la rue depuis vingt-cinq ans ne porte sur ce thème. Les revendications ont surtout porté sur des questions socio-économiques (retraites, salaires), parfois sur la défense de valeurs (Charlie Hebdo et Manif pour tous) ou contre la violence policière. Le cas type est celui des Gilets jaunes : la droite attendait la descente dans la rue des petits Blancs péri-urbains ulcérés par la politique migratoire et l’attention portée aux jeunes de banlieue. Or le mouvement (même s’il comptait des électeurs du RN) ne s’est jamais positionné sur l’identité et a fini par prendre comme objet de sa vindicte cette même violence policière qui mobilise les jeunes de banlieue. D’autre part, tous les présidents qui, en milieu de mandat, ont cru se relancer sur des thèmes identitaires (Sarkozy et Hollande) ont perdu ; dans le dernier cas, ce fut en faveur d’un outsider qui prétendait justement rejeter le discours identitaire. Refaire du Sarko ou du Valls ne me parait pas un gage de succès, à moins de rêver de Barcelone. Je pense donc qu’il y a un décalage entre le grand récit de la crise identitaire, qui occupe les médias et les ténors de la politique, et la réalité d’un malaise social qui s’intensifie mais ne trouve ni ses mots, ni ses leaders.
Venons-en au terme « islamo-gauchisme » lui-même. Si vous dites bien, vous aussi, que cette expression n’est pas scientifique, elle a pourtant une histoire. Quelle est-elle ?
Pierre-André Taguieff avait utilisé le terme dans « La Nouvelle Judéophobie » (2002), dans une perspective essentiellement polémique. Reprenons les choses de manière plus rigoureuse. La grande question, qu’occulte complètement le terme « islamo-gauchiste », est celle du rapport des progressistes aux musulmans : faut-il soutenir les musulmans en lutte malgré leur religion, ou bien faut-il voir dans cette religion un facteur positif de mobilisation ? A quelques exceptions près, très temporaires, c’est la première perspective qui domine, il n’y a donc pas en ce sens de référence islamique chez les prétendus « islamo-gauchistes ». La question se pose depuis les années 1920, lorsque se croisèrent la question de la révolution communiste et celle des révoltes anticoloniales : le Parti communiste français soutient la révolte d’Abdelkrim dans le Rif (1921), alors que celui-ci se réclame explicitement de l’islam. Surtout, en 1920, la nouvelle Internationale communiste convoque à Bakou un « Congrès des peuples d’Orient » qui soutient les peuples musulmans en révolte contre le colonialisme. Le délégué bolchevique, Zinoviev, lance un appel au djihad (ghazawa), tout en appelant à l’émancipation des femmes. On parlait, lors de la guerre du Liban, dans les années 1970, des « islamo-progressistes », essentiellement l’alliance entre les communistes (souvent chrétiens) et les Palestiniens contre les forces « réactionnaires » (les Phalanges maronites). La révolution islamique d’Iran (1979) introduit une nouvelle perspective. Des intellectuels religieux, comme l’Iranien Ali Shariati, traducteur en persan du militant anti-impérialiste Frantz Fanon, développent une version islamique de la théologie de la libération. L’islam est présenté comme une idéologie progressiste, même si Fanon (qui avait rejoint le FLN algérien) est resté imperméable à cette idée. Un tiers-mondisme très fort rejoint un certain millénarisme hégélien-marxiste, sur lequel l’imam Khomeiny a parfaitement su jouer. Pour cette mouvance, la religion est alors pensée comme pouvant être un facteur d’émancipation (idée qu’on retrouve chez Michel Foucault) ; ça explique pourquoi beaucoup de démocrates, comme une partie de la gauche iranienne, ont soutenu, au tout début, la révolution islamique d’Iran. Le parti des Moujahidin du peuple est un parfait exemple ici d’« islamo-gauchisme ». Ça explique aussi pour une part la genèse du Hezbollah, par exemple : au début des années 1980, des gauchistes arabes sont devenus islamistes en se disant « cohérents », parce qu’ils n’ont pas basculé sur la charia mais sur le principe d’une théologie de la libération. On a vu cela en Palestine, côté sunnite, où une gauche palestinienne s’est alliée à un certain islamisme (l’organisation « Jihad islamique », mais justement pas le Hamas). Il y a ici une certaine cohérence, en effet. La révolution islamique d’Iran adopte d’ailleurs un discours anti-impérialiste, soutient les sandinistes, Cuba et plus tard Chavez ; elle s’opposera d’emblée à la monarchie saoudienne qui s’appuiera sur le salafisme pour mieux contrer l’Iran (mettre le salafisme et l’islamisme des Frères Musulmans dans le même sac, comme on le fait aujourd’hui en parlant de « l’idéologie islamiste », n’a aucun sens). Donc pour cet « islamo-gauchisme », qu’on appelait alors « islamo-progressisme », l’islam est perçu comme révolutionnaire.
C’était donc un terme positif au départ ?
Bien sûr. Mais très vite, il y a eu en Iran le dévoilement de la nature conservatrice de la Révolution. La gauche a perdu, même si l’Iran a gardé cette dimension gauchiste dans sa politique internationale. L’Iran s’est ainsi toujours allié à Cuba et aux Sandinistes. On l’oublie souvent. Et l’antisionisme était la chose la mieux partagée à l’extrême-gauche dans les années 1980. Mais l’idée de la convergence idéologique « islamo-gauchiste », elle, a été perdue avec l’échec de la Révolution islamique d’Iran. L’islamisme sunnite, quant à lui, s’est incarné dans la mouvance des Frères musulmans, très anti-communistes et très conservateurs sur le plan sociétal. Il n’y a pas eu de convergences entre Frères musulmans et « gauchistes » au moins jusqu’au printemps arabe, où l’on a vu de jeunes « Frères musulmans » fraterniser (contre l’avis de leur hiérarchie) avec les manifestants de la place Tahrir.
A partir de là, Gilles Kepel parle d’un « axe fréro-chiite », une alliance structurelle entre Frères Musulmans et chi’ites. Qu’en est-il ?
Il n’y a pas d’« axe fréro-chiite » ; ça n’a jamais existé, c’est tout aussi fumeux que le concept d’« atmosphère djihadique » (comme pourrait dire une Arletty voilée : « est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère, moi ? »). Les Frères musulmans, dans les années 1980, ne sont pas sur une position gauchiste : idéologiquement, ils ne sont pas révolutionnaires, ils ne soutiennent pas Cuba. Les Frères musulmans sont sur la revendication de l’identité ou de l’authenticité musulmane face au néocolonialisme. Ils sont « modernes » mais pas progressistes. Mais, tant dans le contexte des dictatures arabes que dans celui de l’immigration en Europe, les Frères musulmans ont pu incarner un certain nombre de revendications traditionnellement de gauche : la demande de démocratie en Tunisie, Egypte, Syrie et Libye, ou bien la reconnaissance du droit des minorités en Europe, en s’appuyant sur un discours multi-culturaliste présent dans une certaine gauche européenne (mais très peu implanté en France). Le soutien qu’ils ont pu trouver parmi des intellectuels progressistes n’est jamais dû à une fascination de ces derniers pour l’islam mais, au contraire, à une indifférence envers l’islam. François Burgat par exemple (un des rares à se qualifier, par dérision, d’« islamo-gauchiste ») développe depuis trente ans l’idée que l’islam est seulement un langage (le « parler-musulman » ou « muslim-speak ») qui sert à exprimer la révolte des opprimés. Il reprend ici la tradition du Congrès de Bakou : ce qui compte c’est la révolte, pas le langage dans laquelle elle s’exprime. Si l’on peut critiquer ces intellectuels, ce n’est pas parce qu’ils sont des crypto musulmans, c’est parce que, en bons marxistes, ils ne voient dans la religion qu’une manière de parler, ou plutôt de rêver.
Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Que l’islam serait simplement une revendication identitaire, l’expression des « opprimés ». La langue des opprimés serait « le musulman », sans que cela ait à voir avec la charia, le Coran etc. Au Moyen Orient, c’est la langue du « peuple opprimé » ; en France et en Europe, ce sont les « minorités opprimées ». Avec cet « islamo-gauchisme »-là, au fond, il n’y a plus d’islam. Dans cette perspective, tout ce qui est religieux est identitaire et tout ce qui est identitaire est un instrument de défense contre l’oppression et la discrimination. Donc c’est la défense du voile et de tous les signes extérieurs de musulmanité, sans aucune référence à un contenu théologique ou religieux. Aucune. Evidemment, ils butent sur le djihad et le terrorisme. Pour Burgat, c’est assez clair : le djihad, c’est le terme moderne pour dire « la lutte armée », et le terrorisme c’est le fait de gens qui n’ont pas compris le vrai sens de leur lutte et vont beaucoup trop loin, comme ont pu le faire Action directe et les Brigades rouges. Dans le fond, selon cette vision, la révolte de ces musulmans se comprend pour des raisons sociologiques, politiques, culturelles etc., même si elle utilise des référents religieux. C’est ça qu’on appelle l’« islamo-gauchisme » aujourd’hui, alors que justement cet « islamo-gauchisme » fait l’impasse sur la dimension proprement religieuse et la « traduit » en termes culturels ou politiques. Il est donc paradoxal de les accuser d’être fascinés par l’islam comme religion.
Sans lui accorder un statut scientifique, vous donnez tout de même un certain fondement à ce terme qu’on dit pourtant vide de sens.
Oui, parce que si le mot ne veut pas dire grand-chose, c’est à l’inverse un peu trop facile de le dire tout à fait « vide de sens ». Cela signifie qu’on reste dans la polémique. Ce n’est pas un terme scientifique, la ministre Frédérique Vidal est d’ailleurs incapable d’en donner une définition, mais il renvoie à des discours de défense des musulmans en France qui existent et qui ont une base conceptuelle. Ceux qu’on appelle les « islamo-gauchistes » ne sont absolument pas fascinés par l’islam. Ce sont généralement des gauchistes, c’est-à-dire des marxistes qui pensent que la religion est une illusion. Il n’y a donc rien de positif pour eux dans la religion et ils ne sont pas du tout intéressés par l’idéologie des Frères musulmans. Ce qui les intéresse en revanche, comme je le disais, c’est la défense des minorités, auxquelles appartiennent les musulmans. Ce sont donc les musulmans en tant que minoritaires qui les intéressent. Et c’est en tant que tels qu’ils acceptent les marqueurs identitaires de ces communautés, comme le voile. Mais, encore une fois, il n’y a aucune adhésion de leur part à des préceptes coraniques, à la charia ou à l’idéologie des Frères musulmans. Le paradoxe de ceux qu’on appelle les « islamo-gauchistes », c’est qu’ils n’ont rien à faire de l’islam. Jean-Luc Mélenchon, par exemple, n’est pas un intellectuel, il n’en fera donc pas une théorie, mais il défend cette position. Mélenchon, évidemment, ne voit absolument rien de positif à l’islam comme religion. Cependant, Mélenchon comprend que des groupes opprimés, des victimes, utilisent des marqueurs identitaires protestataires pour se défendre contre le racisme, l’oppression etc. Il estime qu’on n’a pas à juger du fait que les filles se voilent à partir du moment où elles le portent volontairement. Mais il n’y a aucune tolérance vis-à-vis de la religion, c’est juste le langage de l’opprimé pour se défendre.
Et là, ce n’est plus du tout de l’« islamo-gauchisme » façon théologie de la libération.
Mélenchon n’est pas un multiculturaliste, mais il rejoint cette idée qu’aujourd’hui les groupes opprimés se définissent sur une base qui n’est pas strictement économique et qu’il y aurait une « ethnicisation » de la marginalisation sociale : l’exclusion sociale toucherait une catégorie précise, les gens de seconde génération d’immigrés. Cette ethnicisation n’est évidemment pas produite par les sociologues, contrairement à ce que prétend Macron, elle est une réalité illustrée par les contrôles au faciès, les difficultés d’embauche à CV égal et surtout tout ce discours d’islamisation de la révolte sociale que l’on trouve dans les médias (par exemple, on a fait des émeutes de banlieue de 2005 une révolte de jeunes musulmans) ; de même, dès qu’un maire a un patronyme musulman, il est immédiatement soupçonné de faire du communautarisme, sauf s’il se déclare d’emblée apostat de l’islam.
Vous-même avez été accusé d’« islamo-gauchisme » !
On m’a accusé d’« islamo-gauchisme », bien sûr, car c’est aujourd’hui une insulte qui vaut disqualification. J’ai certes toujours dit que la révolution islamique d’Iran était une révolution anti-impérialiste, et je continue à le dire. Mais je n’ai jamais fait une défense des immigrés sur des bases « islamo-gauchistes ». Il est vrai qu’on m’attribue souvent des idées qui ne sont pas les miennes, par exemple celles de Burgat que j’ai pourtant critiquées il y a déjà vingt ans dans un numéro spécial de la revue « Esprit » (août 2001) consacré à l’islamisme. J’ai toujours contesté cette vision purement sociale et économique des minorités musulmanes. Paradoxalement, Burgat produit la même essentialisation que Kepel, mais inversée : pour le premier rien n’est islamiste, pour le second tout est « islamiste ». Or moi, ce qui m’intéresse, c’est de comprendre la spécificité du religieux, comment il s’articule sur les autres facteurs ou bien s’autonomise.
Le retour de McCarthy ?
Mais le terme « islamo-gauchiste » sert à disqualifier des gens très divers désormais. Oui, le terme est devenu purement polémique. C’est comme l’accusation d’être communiste au temps de McCarthy. Il s’agit de délégitimer d’abord, mais ensuite d’exiger des sanctions, c’est-à-dire d’être chassé de l’université. Mais il ne faut pas entrer dans le piège de se défendre sur le même plan et de jouer une sorte de rapport de force en comptant (et nommant) les amis et les ennemis. Il faut faire un vrai travail intellectuel. Or beaucoup d’« intellectuels » semblent ne plus avoir pour cela de temps, ou pire d’envie. Une partie d’entre eux mène d’ailleurs l’offensive contre leurs collègues de l’université appartenant aux champs plus récents du postcolonial et du genre.
Faut-il y voir une querelle théorique ou plutôt une angoisse de mandarins ?
C’est à mon avis l’autre dimension dans cette offensive : une réaction contre l’émergence des nouvelles générations. Islamo-gauchisme, séparatisme, communautarisme sont les mots aujourd’hui pour délégitimer toute parole, toute forme d’expression de gens d’origine musulmane. On remarquera que le point d’imputation de toutes les critiques est toujours « le jeune issu de l’immigration » comme objet ou comme acteur sous toutes ses formes (le musulman, le salafi, le violent, le post-colonial, le racisé) avec sa soeur plus intellectuelle (championne de l’intersectionnalité : ce sont toujours des jeunes femmes issues de l’immigration que l’on érige en égéries). De manière intéressante, les intellectuels « mâles blancs de plus de 55 ans » sont plus définis comme des complices que comme des gourous. Bref, quand on a peur d’une nouvelle génération, c’est que la société va mal. Et il ne faut pas oublier que pour les jeunes Français de toute origine, un président quadragénaire peut n’être déjà qu’un vieux schnock. Car, si socialement, le « jeune de banlieue » est désigné comme le terreau du séparatisme et de la violence, il est clair que c’est l’émergence d’une intelligentsia d’origine musulmane qui déstabilise les élites (ces dernières ont une forte capacité d’intégration, à condition que l’impétrant se formate dans le moule existant, c’est sans doute aujourd’hui le rôle que joue la référence laïciste). On refuse de les écouter tant qu’ils ne sont pas dans le désaveu explicite de la religion. Dites tout de suite que vous buvez de l’alcool, mangez du porc etc., et on vous écoutera. Il faut commencer par faire un acte d’apostasie et critiquer l’islam pour être audible. Donc toute personne qui ne critique pas l’islam est automatiquement taxée d’être « islamo-gauchiste ». Cela va donc plus loin que de vouloir reléguer la religion dans la sphère privée. On constate aussi, dans les différentes déclarations des ministres que, sous l’appellation bien vague d’« islamo-gauchisme », étaient pointées les études postcoloniales ainsi que les études sur le genre et l’intersectionnalité. On peut critiquer la rigueur intellectuelle ou la méthodologie de telle ou telle théorie. C’est le rôle même des débats universitaires. Les polémiques entre Bourdieu et Touraine, Barthes et Picard, Sartre et Kanapa n’étaient pas courtoises. Ces polémiques étaient d’autant plus fortes qu’elles s’inscrivaient dans un contexte politique (guerre froide, décolonisation, opposition droite gauche). Depuis la guerre d’Algérie, l’université française a toujours été très politisée. Il n’y a ici aucune dérive nouvelle. La seule nouveauté, c’est la liste des « mauvais sujets », dans tous les sens du terme (les objets de recherche et les chercheurs) : post-colonialisme, racisation, intersectionnalité etc. Or, tous tournent autour de nouvelles catégories d’acteurs : jeunes issus de l’immigration, femmes, LGBT etc. On parle donc de « dictature des minorités ». Mais on oublie une chose : il s’agit essentiellement d’une nouvelle génération d’étudiants et de jeunes chercheurs qui n’ont justement pas le pouvoir. Il y a très peu de chaires sur ces sujets et très peu de professeurs impliqués (ce sont toujours les mêmes noms qui reviennent). La prétendue « dictature » vient moins des programmes ou du pouvoir des mandarins que d’un militantisme bruyant, ponctuel, rituel et assez sommaire (interruption de cours ou de séminaires). Quand on a « fait » 1968 (votre serviteur), on trouve ça fort peu révolutionnaire et, disons-le, assez sommaire. On est confronté, toujours dans le cadre d’un enseignement de masse (qui préserve les bulles élitistes des grandes écoles), à l’arrivée d’une génération plus mélangée en termes d’origine, plus féminisée et surtout qui est à la fois plus intolérante (refus de débattre) et plus tolérante (en particulier sur le plan religieux).
Comme professeur, vous dites observer une sorte de « phénomène de mode » autour de ces champs de recherche sur la race et le genre…
En sciences sociales, beaucoup de jeunes ont tendance à se réfugier dans « l’étude de soi », c’est-à-dire de son groupe d’appartenance, avec ce paradoxe classique qu’on ne peut être acteur et sujet de son étude. L’autre paradoxe de ce narcissisme est que tout le monde étudie la même chose (on multiplie les thèses sur des sujets identiques) alors que l’on se retrouve sur un marché du travail très étroit (quelques postes de chercheurs et d’enseignants). Je pense que l’on a ici un symptôme, plus qu’une cause, d’un malaise étudiant qui me rappelle ma génération (bac 1967), où l’attrait de théories radicales ne vient pas d’on ne sait quelle contagion étrangère mais d’une tentative de penser son propre malaise. Je crois ici qu’il y a deux enjeux profonds : le débat sur l’identité, en tant qu’il esquive et dissimule les autres questions, et les mutations sociales dans le champ universitaire et dans celui des élites.
On a également vu resurgir l’épouvantail des « thèses importées des Etats-Unis ».
Ramener le débat à une question d’importation de théories américaines est stupide. Le gouvernement français s’aligne ici sur celui de la Pologne et de la Hongrie, qui voit par exemple dans la défense des droits des LGBT une agression extérieure. Mais les idées circulent parce qu’elles trouvent un terreau. Et le risque aujourd’hui, c’est un nouveau mouvement étudiant qui surgirait de la lassitude devant tant de blocages et d’ennui.
Olivier Roy, bio express Politologue spécialiste des religions, Olivier Roy est professeur à l’Institut universitaire européen de Florence. Il a notamment publié « la Sainte Ignorance. Le temps de la religion sans culture » (2008), « En quête de l’Orient perdu » (2014), « le Djihad et la mort » (2016) et « L’Europe est-elle chrétienne ? » (2019).”
Islamo-gauchisme : « Les macronistes font n’importe quoi », par Olivier Roy
NOUVELOBS.COM
Islamo-gauchisme : « Les macronistes font n’importe quoi », par Olivier Roy
D’où vient le terme ? Quels rapports entretiennent progressistes et islamistes ? Que révèlent ces controverses, de nos dirigeants et du monde universitaire ? Le politologue Olivier Roy, professeur à l’Institut européen de Florence, analyse la polémique et ses enjeux.