lu dans le Monde

Les expulsés du désert
Article paru dans l’édition du 31.10.10
Al-Arakib, un village bédouin déclaré illégal, a été rasé six fois en trois mois par les bulldozers israéliens. Mais les habitants s’accrochent à leurs terres
Un nuage ocre, accompagné de rafales de sable et de poussière, a noyé le paysage. Le khamsin, ce vent du désert venu d’Egypte, s’est abattu sur Al-Arakib comme une nouvelle mais vaine menace : il n’y a plus rien à détruire dans ce village bédouin du Néguev, situé à 7 km au nord de la ville de Beer-Sheva. Entre le 27 juillet et le 13 octobre, les forces de police israéliennes sont venues à six reprises, pour raser le village méthodiquement, afin qu’il n’en reste rien, que la vie n’y repousse pas.Mais les habitants sont revenus à chaque fois, reconstruisant des abris de plus en plus précaires. En cet après-midi d’octobre, des villageois et leur chef, Sheikh Sayah Al-Turi, se sont regroupés, pour raconter la violence de ces interventions, mais aussi la vie qui a repris tant bien que mal sous les tentes de plastique, par une température de 43 oC.

Pour se rendre à Al-Arakib, il faut un guide. Le village ne figure sur aucune carte officielle. C’est un village « non reconnu », illégal donc, sans droit d’exister, comme 45 autres villages bédouins du Néguev. Il faut ralentir, viser une trouée dans la barrière de sécurité de la grande route qui va du nord de Tel-Aviv au sud du Néguev, puis suivre un ruban d’asphalte qui s’enfonce dans le désert.

Un grillage apparaît bientôt, flanqué d’une sorte de portail et, sur la gauche, des tombes blanches aux inscriptions musulmanes, intactes. Le cimetière est désormais un sanctuaire, où les forces de police israéliennes n’osent pas pénétrer. Quelques dizaines de mètres encore et la réalité d’Al-Arakib s’offre aux yeux. Quiconque s’est rendu à Gaza depuis l’opération « Plomb durci » de l’hiver 2008 aura une impression de déjà-vu : une gigantesque main de fer a aplati les maisons, broyé les murs de ciment et les poutrelles d’acier, comme si un bombardement avait eu lieu.

La première « descente », le 27 juillet, fut la plus impressionnante, pour les enfants surtout : 1500 policiers, accompagnés des bulldozers blindés que l’armée israélienne utilise parfois en Cisjordanie, ont investi les lieux. En trois heures, raconte Haia Noach, présidente de l’ONG israélienne Neguev Coexistence Forum, le village, composé de 46 constructions dont 30 habitations, a été détruit. Rien n’a échappé aux bulldozers : plus d’un millier d’oliviers ont été déracinés.

Les 300 habitants ont perdu leur toit et l’essentiel de leurs possessions : tout ce qui n’a pas été enseveli sous les décombres – générateurs, tracteurs et voitures – a été saisi, emporté dans des camions.

Les 4 et 10 août, juste avant le début du ramadan, les forces de police sont revenues. Des échauffourées ont eu lieu, des arrestations ont été opérées, et les bulldozers ont achevé leur besogne. Un scénario qui s’est répété les 17 août, 12 septembre et 13 octobre.

Cet acharnement à faire disparaître Al-Arakib ne doit rien au hasard. Le 26 juillet, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, avait lancé un avertissement : selon lui, laisser certaines zones du territoire israélien, « par exemple au Néguev », sans majorité juive, constitue une « réelle menace ».

Titres de propriété

Israël s’inquiète depuis des années de la situation difficilement contrôlable des quelque 180 000 Bédouins semi-sédentarisés du Néguev. Cette population arabe israélienne connaît l’un des taux démographique les plus rapides du monde : 4,2 %, contre 2,6 % pour l’ensemble des Palestiniens. A ce rythme, dans dix ans, les Bédouins du Néguev seront 300 000.

« Le vrai problème, explique Haia Noach, est que, pour Israël, la terre doit aller aux Juifs, pas aux Arabes. » L’Etat a réagi en créant, entre 1968 et 1990, sept villes nouvelles pour regrouper et sédentariser les Bédouins. Il s’agissait officiellement de combattre le sous-développement de la population d’Israël la plus mal lotie : 71 % des familles bédouines se situent sous le seuil de pauvreté.

Pour l’essentiel, cette politique de townships a été un échec. Sheikh Sayah Al-Turi explique pourquoi : « Ma famille vit à Al-Arakib depuis huit générations. Les Turcs et les Anglais nous laissaient vivre tranquilles, pourquoi les Israéliens ne peuvent-ils faire de même ? Même s’ils me donnent ailleurs 100 dunams [1 dunam, mesure datant de l’empire ottoman, représente 1 000 m²] pour 1 dunam de ma terre, je ne partirai pas. »

Les Bédouins ont présenté ce qu’ils croyaient être des titres de propriété datant de l’époque ottomane et du mandat britannique, que le gouvernement a rejetés. A ce jour, la réponse des tribunaux a été identique. Pour fragmenter l’opposition bédouine, les autorités israéliennes ont essayé, avec un succès relatif, de conclure des accords séparés, par famille et par tribu. Elles ont offert des compensations financières, des logements urbains exigus raccordés à l’eau courante, à l’électricité et au téléphone, mais l’essentiel manquait : la terre. N’ayant plus confiance dans la parole de l’Etat, les Bédouins veulent sensibiliser la communauté internationale. Des ONG israéliennes les aident, mais aussi le Mouvement islamiste israélien (proche du Hamas), ce qui n’arrange pas les relations avec les autorités israéliennes.

Sheikh Sayah Al-Turi pense que les Bédouins ne cesseront jamais d’être des citoyens de seconde classe en Israël, et que, tôt ou tard, les bulldozers vont revenir à Al-Arakib. En attendant, il reçoit ses visiteurs dans le hangar qui jouxte le cimetière, devenu le nouveau diwan (« lieu de réunion »). « Les morts protègent les vivants », constate Haia Noach.

Laurent Zecchini