Extrait GEAB N°54, Mercredi 6 Juillet 2011
Nous anticipions, déjà, dès Janvier 2011 que cette année serait une année impitoyable, en particulier pour tous ceux qui ne seront pas préparés aux nouveaux chocs de la crise géopolitique globale… L’intervention militaire en Libye nous semble emblématique de cette situation car elle implique une série d’acteurs qui ne se sont pas préparés aux changements induits par la crise et qui tentent d’y répondre de manière confuse et donc dangereuse.
En effet, impliquant le court-termisme d’un empire qui s’effondre (USA), de son second qui tente de survivre (UK) et d’une puissance en plein errements stratégiques (France), au sein d’une région arabe en plein bouleversement historique aux conséquences géopolitiques majeures, et associant des puissances émergentes qui jouent, elles, sur le temps long, cette intervention franco-américano-britannique en Libye constitue donc une illustration flagrante du processus de dislocation géopolitique. Analysons le contexte et les acteurs du conflit, afin de dresser la liste des dix ruptures et/ou tendances globales que le conflit libyen catalyse.
LE CONTEXTE & LES ACTEURS
I. Le contexte du conflit libyen est très différent de celui présenté par nos médias
Le contexte est celui des révolutions populaires arabes qui ont débuté avec la Tunisie fin 2010 et qui se sont progressivement étendues à la quasi-totalité des pays arabes avec des résultats variables. (…)
L’opération militaire en Libye a été entreprise parce qu’elle apparaissait politiquement, techniquement et militairement possible à moindre risque. En effet, le dictateur libyen est un habitué des sanctions de l’ONU. C’est un personnage déjà diabolisé dans les médias occidentaux. Il est fantasque et arrogant et n’est apprécié par aucune grande puissance mondiale. Son pays est vaste mais peu peuplé. Il offre une géographie idéale pour effectuer des attaques aériennes. Il a beaucoup de pétrole, et ce dans une région traditionnellement rétive au pouvoir central du pays. En bref, il est la cible idéale pour une action militaire « à peu de frais » bénéficiant de la légitimité internationale.
On peut ainsi retrouver des parallèles avec la Serbie de Milosevic et l’opération du Kosovo. Cette fois-ci, le territoire de l’Est libyen, autour de Benghazi, serait une sorte de Kosovo avec du pétrole. D’ailleurs, on retrouve du côté des supporters de l’intervention militaire en Libye, Hillary Clinton, l’actuelle secrétaire d’Etat US et épouse de l’ancien Président Bill Clinton qui initia l’opération militaire de l’OTAN au Kosovo. Autre point commun, l’émergence confuse du gouvernement rebelle de Benghazi présente de nombreuses similitudes avec la soudaine apparition en 1999 de l’UCK (Armée de Libération du Kosovo) dans les médias au moment où devait se justifier l’intervention.
La seule ombre au tableau, c’est que, malgré un tel pédigrée, il était devenu l’ « ami » de l’Occident depuis quelques années, pétrole oblige ! Aussi, lorsque sont soudain agités les grands principes universels pour légitimer une action militaire, la lucidité impose de questionner le nouveau discours médiatico-officiel émanant de Paris, Washington et Londres. L’ensemble unanime des éditoriaux des médias français, britanniques et américains des premiers jours du conflit est éloquent. Comme l’a souligné le premier ministre polonais, Donald Tusk, dont le pays a refusé de s’associer à l’intervention militaire : « Pourquoi tout d’un coup la Lybie ? Kadhafi a déjà maltraité sa population dans le passé et il y a beaucoup d’autres pays où des problèmes plus graves se posent pour la population ». On peut résumer ce discours officiel et médiatique ainsi :
– « Le peuple libyen (dont Washington, Londres et Paris se moquait totalement quelques semaines plus tôt) est brutalement agressé par un infâme dictateur (que Paris, par exemple, accueillait avec tous les honneurs il y a à peine deux ans) ;
– Les démocraties (en l’occurrence une sorte d’OTAN reduit) doivent de toute urgence protéger le peuple libyen révolté (dont personne ne voit jamais d’images. En-dehors des scènes toujours identiques de quelques miliciens en tenue paramilitaire tirant au hasard et arborant des V de victoire devant les caméras occidentales bienveillantes.).
– Des tueries massives perpétrées par le dictateur libyen, là encore, pas d’images, aucun élément de preuve ; Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de massacres. Mais, il faudrait être bien naïf, après l’invasion de l’Irak et les « armes de destruction massive de Saddam », pour prendre pour argent comptant les déclarations des dirigeants occidentaux en la matière.
– Les révolutionnaires ayant déjà constitué un gouvernement alternatif à Benghazi, il faut le légitimer de toute urgence (sans savoir vraiment qui le compose hormis l’ancien ministre de l’intérieur de Kadhafi, Abdel Fattah Younis – un grand démocrate sûrement – et quelques immigrés revenus de Londres et des Etats-Unis après des décennies d’exil. On retrouve là encore un étrange parallèle avec l’Irak et on ne peut que s’interroger sur la légitimité populaire (et révolutionnaire) de ce type de personnes.).
Tous ceux qui sont contre une telle intervention sont alors au choix :
– Des pacifistes irresponsables
– Des complices du dictateur
– Des traitres à la solidarité occidentale
– Des fossoyeurs de la démocratie »
En résumé, c’est un type de discours sorti tout droit des manuels de propagande des « Guerres du Golfe 1 et 2 », appuyé par un tsunami médiatique sans aucune tentative d’objectivité : les citoyens sont sommés d’approuver, surtout pas de réfléchir. En particulier en France, où, par exemple, France 24, financée par le gouvernement français, s’est illustré depuis le début du conflit libyen comme un clone de Fox News lors de l’invasion de l’Irak, c’est-à-dire un média en guerre n’ayant qu’un seul objectif : légitimer l’action du gouvernement français.
Les jours passants ont rapidement montré :
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Que le peuple libyen n’était pas tant que cela en révolte puisque les rebelles se sont avérés incapables de s’étendre au-delà de Benghazi sans un soutien massif franco-anglo-américain.
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Que les services secrets américain, britannique et français étaient à la manœuvre en Libye avant même le « déclenchement » officiel de la rébellion. Ainsi, diverses agences américaine, britannique et française à l’œuvre en Libye ont tout simplement incité divers groupes libyens peu ou pas organisés à déclencher la rébellion en promettant soutien et victoire aisée et rapide. C’est une méthode classique et souvent utilisée dans le monde arabe notamment, depuis des décennies. Face à la résistance plus forte que prévue du régime libyen, ce « plan simple » s’est effondré et a exigé dans l’urgence une escalade interventionniste.
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Que les soutiens à l’attaque de Washington/Paris/Londres de la part des pays arabes ou africains étaient soit quasi-inexistants, soit franchement incertains.
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Qu’une partie importante de l’ « Occident » (Allemagne, Pologne, …) continuait à s’opposer à cette intervention militaire.
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Que, en quelques jours, les promesses de victoire étaient en train de s’enliser dans un conflit durable.
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Que Sarkozy, Cameron et Obama n’avaient pas prévu de plan B si les attaques aériennes ne suffisaient plus.
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Que la situation était porteuse de risques géopolitiques majeurs pour l’Europe et pour le monde arabe.
Le contexte de ce conflit s’avère donc très différent de ce qui est asséné depuis un mois par les dirigeants et médias français, britanniques et américains. Cela nous conduit donc à questionner la nature exacte des acteurs en présence et leurs interactions afin de pouvoir dégager les tendances à l’œuvre au sein de cet épisode important de la dislocation géopolitique globale.
II. Les acteurs du conflit libyen appartiennent au « monde d’avant la crise ».
La Lybie. Dans ce pays, on trouve :
– Un dictateur vieillissant traditionnellement anti-occidental. Mais auquel l’intervention militaire a redonné du lustre et une stature de « résistant à l’impérialisme occidental ». Il apparaissait comme un vieux dictateur en fin de parcours et le voilà à nouveau « remis en selle » par le trio Obama, Cameron et Sarkozy.
– Son entourage familial et clanique.
– Un état policier.
– Des mercenaires africains.
– Du pétrole et une faible population (6,5 millions d’habitants).
– Des réserves financières importantes.
– Une société marquée par de fortes appartenances tribales.
– Une région orientale (la Cyrénaïque) culturellement proche de l’Egypte et une région occidentale (la Tripolitaine) très liée à la Tunisie.
– Un peuple longtemps coupé de toute interaction avec le reste du monde du fait d’une autarcie intellectuelle cultivée par le régime, aidé en cela par les embargos mis en place par les Nations Unies (en particulier de 1992 à 1999, pour cause d’implication directe du régime libyen dans divers attentats).
– Des rebelles à la nature incertaine, rassemblant des transfuges du régime actuel, des militants islamistes, de simples citoyens et des agents de divers services occidentaux (américain, britannique et français pour l’essentiel) et probablement de pays arabes.
– Et, pour conclure ce rapide tableau, une population bénéficiant du plus haut niveau de vie d’Afrique d’après l’Indice de développement humain des Nations-Unies de 2010 et de grands projets populaires d’aménagement du territoire libyen comme le « Grand Fleuve Artificiel ».
A/ Des puissances déclinantes
Du côté des trois pays qui ont mené l’attaque sur la Libye, on trouve :
Les Etats-Unis : un empire qui lutte désespérément pour tenter d’éviter l’effondrement du « mur pétro-dollars » déclenché par les révolutions arabes, mais qui est enlisé dans des problèmes économiques, financiers et budgétaires inextricables et qui ne peut pas se permettre d’afficher ouvertement une troisième agression contre un pays musulman (après l’Afghanistan et l’Irak). Sa politique étrangère dans la région est conduite selon quatre axes traditionnels :
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Maintenir le « mur pétro-dollars » grâce à la mise en place de régimes arabes « amis ».
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Renforcer le camp occidental en générant des conflits entre l’Occident et le reste du monde.
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Vendre des armes. Et sur ce point, le conflit libyen semble être un show multinational remplaçant à lui tout seul le Salon du Bourget et celui de Farnborough. En effet, chacun des pays impliqués en fait un moment de démonstration de ses avions de combat. Dernier pays en date, la Suède qui a envoyé huit exemplaires de son Gripen dont le journal suédois SwedishWire du 29/03/2011 tient bien à préciser qu’il est en concurrence sur plusieurs marchés avec le Rafale français et le F16 de Boeing (eux aussi en exposition permanente dans le ciel libyen).
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Créer des zones d’instabilité autour de l’Union européenne pour réduire les velléités européennes d’indépendance stratégique.
Mais la crise économique et financière du pays et les échecs politico-diplomatiques des aventures de l’époque G. W. Bush ont fortement réduit l’influence de la pensée « néoconservatrice » (ou Américaniste) qui revendique le rôle leader des Etats-Unis dans les interventions militaires occidentales.
Le Royaume-Uni : le fidèle second du précédent fait face lui aussi à une crise financière, budgétaire et économique historique qui l’a récemment conduit à couper massivement ses dépenses publiques – dont le budget militaire – et lutte pour néanmoins tenter de ne pas perdre son statut international. Ses objectifs traditionnels sont à peu près identiques à ceux des Etats-Unis, en y ajoutant l’intérêt jamais démenti à tout affaiblissement de cohésion de l’Europe continentale. Il a été le concepteur de la politique de division et d’interventions répétées au sein du monde arabe depuis la fin du XIX° siècle, que les américains ont ensuite reprise à leur compte.
La France :récemment converti aux vertus de l’américanisme, vision politique du monde légitimant au nom de la démocratie toute action servant les intérêts des élites occidentales, le pays fait face également aux conséquences de la crise mondiale tout en cherchant à nouveau à exprimer sa spécificité historique au sein du carcan atlantiste dans lequel l’actuel président français a enfermé la diplomatie et la défense du pays. Dans la logique de servilité devant les puissants qui est la marque de fabrique de Nicolas Sarkozy, se montrer le meilleur disciple semble être la voie choisie pour canaliser ce besoin de différence de l’ex-« Grande Nation ». Traditionnellement interventionniste en Afrique (la Côte d’Ivoire en offre actuellement un autre exemple), le pays ne rechigne pas à utiliser ses forces armées pour servir ses intérêts ou ceux de ses acteurs économiques clés comme les groupes pétroliers ou de défense, très influents auprès de l’actuel gouvernement. En revanche, la France cherche traditionnellement aussi depuis des décennies à renforcer la cohésion de l’Europe continentale, notamment franco-allemande, tout en revendiquant l’émergence d’une Europe de la Défense. L’affaiblissement de l’influence américaine dans le bassin méditerranéen est aussi un objectif habituel français. Ces deux derniers aspects ont été abandonnés par l’actuel président français et s’avèrent en effet sacrifiés sur l’autel de l’intervention en Libye. Parallèlement, il a engagé le pays dans plusieurs conflits qui commencent à poser des problèmes logistiques et budgétaires importants à la France. Il faut rappeler que la France est impliquée simultanément dans cinq guerres, sans que le Parlement n’en ait décidé aucune et sans que l’opposition socialiste n’ait le courage d’en faire des thèmes de combat politique au prétexte de l’unité nationale en cas de conflit.
B/ Des dirigeants totalement dépassés
Comme toujours quand il s’agit de géopolitique, au-delà des Etats-Nations, on trouve aussi des dirigeants dont les caractères et situations politiques influent directement sur les décisions en matière de conflits militaires. Les trois leaders, Barack Obama, David Cameron et Nicolas Sarkozy, ont en commun d’être tous les trois en grande difficulté politique et de diriger des pays qui voulaient tous faire des affaires avec Kadhafi il y a encore quelques semaines, en particulier la France et le Royaume-Uni :
Nicolas Sarkozybat des niveaux record d’impopularité et feint de croire qu’il peut être réélu en 2012. Pourtant, même les plus fervents supporters de l’intervention en Libye reconnaissent que pour le président français il s’agit pour une grande part d’une opération de politique intérieure destinée à tenter de regonfler sa cote de popularité. Notamment en tentant de faire oublier son soutien jusqu’à la dernière minute aux régimes de Ben Ali et de Moubarak et son accueil servile de Kadhafi en 2007. Pour le reste, il est probablement le dernier dirigeant d’un grand pays européen formaté par les américanistes de l’époque G. W. Bush, avec donc pour caractéristique d’être aisément manipulé par les services de renseignement, d’adhérer aux visions du monde néoconservatrice stipulant que l’usage de la force façonne l’Histoire pour le meilleur quand elle est le fait de l’Occident, et d’être dénué de toute compréhension et de la moindre empathie pour les tendances historiques en cours. Sur le fond, il fournit à Washington et Londres un formidable déguisement, permettant d’affubler du drapeau français (celui de l’opposition à l’invasion de l’Irak) une attaque sur un pays arabe. En échange, on l’a laissé jouer au chef de guerre quelques jours. Et si les choses se passent mal, il fera pour Washington un responsable idéal !
Barack Obama, qui vient d’annoncer sa candidature pour 2012 également, est dans une configuration très « sarkozienne ». Même si sa cote de popularité n’atteint pas les profondeurs de son homologue français, il est en très nette difficulté pour obtenir un second mandat puisqu’il a perdu le soutien des électeurs indépendants et que la gauche du parti démocrate ne lui pardonne pas la trahison de plusieurs de ses engagements de campagne (dont la fermeture de Guantanamo n’est pas le moins symbolique). Cette configuration explique d’ailleurs pourquoi il est réticent à faire apparaître les Etats-Unis au premier plan de l’opération libyenne, alors qu’ils en sont visiblement les orchestrateurs comme l’a confirmé la présence d’agents de la CIA sur le terrain avant le déclenchement de la révolte. Il n’a d’ailleurs pas les liens privilégiés à l’industrie pétrolière et à l’industrie de défense qu’avait la famille Bush. Les mensonges sur l’Irak ont aussi dû peser dans les hésitations d’Obama à se lancer dans une sorte de « Baie des Cochons » à la libyenne et forger son choix de surtout ne pas apparaître en première ligne, surtout que la France et Sarkozy faisaient parfaitement l’affaire en la matière.
(…)
David Cameron, sans aucune expérience internationale (et donc soumis aux analyses des multiples services de renseignement et autres lobbies pro-interventions), doit affronter une chute de sa popularité simultanément à un risque d’implosion de sa coalition devant l’échec de son pari consistant à amputer massivement le budget britannique tout en affirmant que la croissance économique n’en serait pas affecté. C’est bien entendu tout le contraire qui se passe. Et David Cameron est désormais à la merci d’une crise politique majeure. Alors pourquoi refuserait-il une diversion bienvenue pour son opinion publique … en attendant le mariage royal ?
On peut ainsi constater que parmi les acteurs principaux de la pièce brutale qui se joue en Libye, il n’y a pas que Kadhafi à être en fin de course. En fait, c’est un scénario conçu et joué par des « has been ». Et cela ressort d’autant plus si l’on considère les autres acteurs/spectateurs essentiels, à savoir :
Les régimes arabes, qui sont a priori opposés aux interventions occidentales sur leurs territoires respectifs, sauf danger collectif. Or il y a bien un danger collectif à leurs yeux : pas Kadhafi, mais les révolutions populaires arabes. Tout ce qui peut affaiblir ce mouvement populaire est donc bienvenu pour les dirigeants arabes, même s’il faut pour cela faire une entorse à la solidarité inter-dictatoriale. En l’occurrence, les dirigeants arabes ont eu le plaisir de voir les Occidentaux s’engager dans un conflit qui les empêche désormais d’apporter le moindre soutien effectif aux mouvements révolutionnaires qui agitent les autres pays du monde arabe, puisque Paris, Londres et Washington ont besoin à tout prix de la « caution arabe », même uniquement formelle, pour éviter un fiasco de leur intervention libyenne.
Les BRIC se sont abstenus au Conseil de Sécurité de l’ONU. Chine et Russie auraient pu bloquer l’intervention en usant de leur droit de véto. Ils ne l’ont pas fait car ils n’avaient pas envie d’apparaître comme les soutiens du régime Kadhafi et surtout parce qu’ils avaient très envie de laisser les Occidentaux s’enliser dans un nouveau conflit, au moment même où, avec la crise, les rapports de force deviennent de plus en plus directs au niveau mondial. Les coûts financiers, diplomatiques et politiques de l’opération libyenne affaiblissent en effet encore plus la position des trois pays qui la conduisent dans le grand jeu de réorganisation du système mondial.
Israël, l’intervention décisive des néoconservateurs européens et américains dans cette aventure, tous favorables à une vision idéologique de l’Occident sur un axe Washington-Tel Aviv, illustre le fait que derrière la discrétion officielle de l’état hébreu, il y a bien une forte influence israélienne derrière l’intervention libyenne. Kadhafi étant l’une des bêtes noires d’Israël, l’occasion était en effet trop tentante, d’autant plus qu’elle permettait d’affaiblir le processus des révolutions populaires arabes qui inquiète beaucoup les actuels dirigeants israéliens.
UN CONFLIT QUI ANNONCE UNE NOUVELLE ÈRE
I. Le conflit libyen : catalyseur de dix ruptures et tendances majeures du processus de dislocation géopolitique mondiale
Impliquant le court-termisme d’un empire qui s’effondre (USA), de son second qui tente de survivre (UK) et d’une puissance en plein errements stratégiques (France), au sein d’une région en plein bouleversement historique aux conséquences géopolitiques majeures et associant des puissances émergentes qui jouent elles sur le temps long, cette intervention franco-américano-britannique en Libye, constitue donc un puissant accélérateur du processus de dislocation géopolitique mondiale. A l’issue de cette analyse du conflit, de son contexte et de ses acteurs, voici donc la liste des dix ruptures et tendances émergentes que le conflit libyen catalyse :
1. Incapacité pour les Etats-Unis d’assumer pleinement leur leadership militaire.
C’est une première depuis 1945 et c’est une tendance durable car elle est ancrée dans les difficultés structurelles du pays (paralysie du pouvoir central, problèmes structurels économiques, financiers, budgétaires, rejet des Etats-Unis par les opinions arabes…). D’ailleurs c’est aussi un épuisement diplomatique : jamais depuis 1945, une coalition militaire rassemblée par Washington n’a réuni si peu de pays, venus de si peu de régions du monde. En effet, il n’y a pas d’Asiatiques, pas de Latino-Américains, pas d’Africains. Les Arabes y font de la figuration : personne ne sait exactement qui y participe effectivement à part le Qatar. On y trouve un Occident réduit aux acquêts ; et encore, même une partie de l’OTAN, et pas des moindres comme l’Allemagne et la Pologne, a refusé d’intervenir.
2. Chant du cygne des néoconservateurs et des clones européens de Bush
L’absence de leadership américain revendiqué résulte également d’un épuisement de la veine intellectuelle qui a fourni l’ossature théorique des actions extérieures américaines depuis une vingtaine d’année : les néoconservateurs sont une espèce en voie de disparition aux Etats-Unis. Les nouvelles tendances sont soit à la lutte contre le centralisme de Washington au profit des Etats de l’Union, soit à l’isolationnisme et à la fin du surdimensionnement militaire. La France reste là encore à la traîne de l’Histoire. Avec son centralisme parisien obsolète, elle continue à rater les trains de l’Histoire : elle a gardé le dernier parti communiste d’Europe occidentale, elle a élu un président américaniste au moment où les Etats-Unis s’effondraient et elle a des intellectuels qui se réclament du néoconservatisme au moment où plus personne ne s’y intéresse outre-Atlantique. Pour les uns comme pour les autres, cette intervention et les échéances de 2012 marqueront la fin du voyage. Le temps (celui des élections, celui de la crise financière, celui des nouveaux rapports de force mondiaux, celui de leur moyenne d’âge, …) joue désormais contre eux, contrairement à l’époque de l’invasion de l’Irak.
3. Emergence nouvelle d’un pôle d’action européen autonome
Le paradoxe de cette aventure libyenne, c’est que le tandem franco-britannique devant assumer une part plus importante du leadership de l’opération que celle traditionnellement attribués aux partenaires des Etats-Unis dans ses aventures militaires, le monde redécouvre que les Européens peuvent être agressifs. Une fois le brouillard de la guerre dissipé et les changements politiques de 2012 effectués, il est fort possible que les futurs dirigeants européens pourront utiliser cette aventure pour accélérer l’émergence d’un vrai pôle européen de défense. Et au-delà de la défense, ce sont les positions incarnées par l’Allemagne, désirant utiliser la diplomatie, qui prévaudront. Franchement, qui peut penser que dans cette région en pleine révolution qui a tant besoin d’aide économique, financière, …, les Européens n’avaient aucun autre sommet à organiser qu’un sommet guerrier pour bombarder l’un des pays concernés. Un sommet européen pour mettre en place un vaste plan de soutien politico-économique à la région aurait eu une autre dimension historique que les gesticulations martiales de leaders en fin de course.
4. Rupture de la cohésion de l’Alliance atlantique
L’OTAN a montré que sa cohésion s’effrite chaque année un peu plus. Jamais l’Alliance n’a connu une telle division. Elle traduit l’absence totale de capacité de l’OTAN à refléter les intérêts européens sans plus pouvoir imposer ceux des Etats-Unis. En l’occurrence, les positions allemande et polonaise s’inscrivent clairement dans une logique d’intérêt collectif européen (en toute continuité d’ailleurs avec la position allemande de 2002 contre l’invasion de l’Irak) : ce n’est pas en apportant la guerre dans un pays ou une région qu’on améliore la situation des populations. D’ailleurs, l’intervention en Libye a déjà créé des multitudes de problèmes dans les pays voisins en provoquant une immigration massive qui contribue à fragiliser la Tunisie, l’Egypte, … En faisant suivre l’axe Washington-Londres et en adoptant l’attitude américaniste justifiant automatiquement toute intervention militaire occidentale conduite au nom de la démocratie, c’est Nicolas Sarkozy qui a trahi la politique traditionnelle de la France, conduisant la France à trahir l’intérêt collectif européen. Il suffit de lire l’article du New York Times du 13/04/2011 sur les deux réunions en Allemagne et au Qatar, à propos de l’impasse en Libye, pour comprendre à quel point l’Alliance atlantique et son bras armé l’OTAN sont désormais affaiblis et divisés durablement. Tout le monde critique tout le monde, et ce, en public ! Un signe fiable de crise majeure.
5. Naissance du rapprochement diplomatique Euro-BRIC
Le fait que l’Allemagne se soit abstenue au Conseil de Sécurité comme le Brésil, la Russie, l’Inde et la Chine n’est pas anecdotique. L’anecdote de l’Histoire actuellement en Europe, c’est Nicolas Sarkozy. En fait, les choix de l’Allemagne d’Angela Merkel et du tandem CDU/FDP, pourtant de tradition très atlantiste, traduisent, d’une part, le fait que le pays le plus puissant de l’UE continue à incarner la ligne proprement européenne, indépendante désormais de Washington, initiée par le SPD de Gerhard Schröder ; et, d’autre part, que les intérêts stratégiques de l’Allemagne (comme de l’Euroland dans son ensemble) poussent désormais à une convergence croissante d’analyse avec les BRIC, et de moins en moins avec Washington. Aujourd’hui, à l’occasion d’une crise géopolitique, face à une France sans aucun projet européen et à des Etats-Unis en pleine débandade, il n’est pas surprenant que cette tendance s’affiche plus clairement. Au final, pour l’Allemagne, seule et sans avoir besoin de la caution française comme pour l’Irak, l’intervention libyenne et le vote au Conseil de Sécurité représente une nouvelle étape dans son éloignement stratégique durable des intérêts américains .Ce vote est l’un des premiers signes patents des futures discussions Euro-BRIC qui se feront entre l’Euroland et ces quatre pays.
6. Mise en évidence des contraintes financières drastiques de toute future action militaire occidentale
Si dans la France de Nicolas Sarkozy personne n’ose parler du coût budgétaire de l’opération en Libye, ce n’est pas le cas au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. A Londres, l’évidence se fait jour que l’Angleterre n’est pas en mesure de soutenir un conflit qui durerait plus de quelques semaines (Il y a même eu des ruptures de stocks de missiles après juste quelques jours d’attaque. Cette opération libyenne aura donné une illustration de la nature très « virtuelle » des puissances de feu britannique et française.) alors même que le gouvernement tente de réduire fortement le budget de la Défense. Tandis qu’à Washington, au-delà d’un coût de 1 milliard USD, il faudrait demander des suppléments budgétaires au Congrès… en pleine crise sur la réduction des dépenses. La France ne pourra pas longtemps ignorer cette même réalité en termes de coûts. Très simplement, le reste du monde est en train de découvrir que derrière les rodomontades de ses chefs, l’« Occident » n’est plus en mesure de financer de conflit autre que symbolique. Si Paris, Londres et Washington pensent que ce détail a pu échapper à Kadhafi, ils se trompent lourdement.
7. Enlisement européen dans la création d’une « Somalie méditerranéenne »
On risque d’assister en Libye à l’émergence d’une « Somalie bis » : piraterie, mafias en tous genres, terrorisme, instabilité régionale, … voilà des résultats qui sont loin des promesses de changement démocratique en Libye promis par la coalition. Le déclenchement d’opérations humanitaires européennes dont on parle actuellement fera partie de ce scénario d’enlisement car il servira de faux-nez à un début d’opérations au sol, contournant ainsi le mandat de l’ONU. Une fois les soldats français et anglais (anciennes armées coloniales) sur le sol d’Afrique du Nord, la situation deviendra incontrôlable dans toute la région. N’oublions pas que même les services américains confirment qu’on trouve nombre d’intégristes islamistes au sein des révolutionnaires libyens. L’intervention libyenne peut donc donner naissance à un cauchemar géopolitique conjuguant les pires aspects de l’ex-Yougoslavie, de l’Irak et de l’Afghanistan.
8. Tentative de faire avorter le processus spontané des révolutions populaires arabes et neutralisation des Occidentaux dans leur soutien possible à ces révolutions.
Comme analysé précédemment, cette intervention est une aubaine pour tous ceux qui souhaitent affaiblir les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe et maintenir le plus longtemps possible le statu quo, voire pousser les Européens dans une logique de conflit avec le monde arabe, comme c’est le cas pour les Etats-Unis et Israël. C’est un paradoxe en apparence mais les faits prouvent que désormais les Occidentaux sont bien incapables de hausser le ton avec les régimes arabes pro-occidentaux concernant leur traitement violent des mouvements populaires. « A qui profite le crime ? » est aussi une question qui est légitime de se poser.
9. Reprise durable du flux migratoire incontrôlé venu d’Afrique en direction de l’Europe
Effet secondaire imprévu de la déstabilisation de la Libye ou composante souhaitée du processus de confrontation Occident/Islam, Europe/Monde arabe ou encore moyen de survaloriser dans les médias les thématiques d’immigration ? Là encore on retrouve à la manœuvre les mêmes conseillers, les mêmes idéologues. Toujours est-il qu’au-delà des intentions des uns et des autres, cette nouvelle vague migratoire va imposer rapidement à l’UE de revoir de fond en comble sa politique vis-à-vis du monde arabe et de l’Afrique du Nord en particulier.
10. Fatigue des opinions publiques occidentales
Avec 50% d’opinions favorables aux Etats-Unis et 40% au Royaume-Uni, on constate que les opinions publiques des pays « va-t’en guerre » commencent à fatiguer. En France, le degré de manipulation médiatique et des sondages est tel qu’il est absolument impossible d’accorder la moindre foi aux soi-disant 63% de Français soutenant l’intervention en Libye. D’une part, outre-Atlantique et outre-Manche, on a déjà constaté un fort affaiblissement au fur et à mesure de la durée du conflit. En France il n’y a aucune raison de ne pas voir une telle évolution, même si la propagande médiatique sur le sujet y est beaucoup plus forte. Nous invitons d’ailleurs nos lecteurs comprenant l’Anglais à regarder en parallèle France 24, France 2, TF1 d’une part, et CNN, Skynews, BBC d’autre part. Ils pourront constater de leurs propres yeux le degré de contrôle politique qui s’exerce sur les médias français dans l’affaire libyenne. Malgré cela, on estime aujourd’hui que moins d’un Français sur trois soutient l’intervention en Libye. D’ailleurs, la cote de popularité de Nicolas Sarkozy continue à chuter, ce qui est bien incompatible avec les fortes adhésions à sa politique libyenne affirmées par les sondeurs.
De l’Irak et de ses mensonges à l’Afghanistan et ses illusions,
en passant par la crise économique et ses désillusions,
les opinions publiques occidentales ne croient plus en leurs dirigeants.
C’est là aussi une tendance durable.
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