Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP)
Gianfranco Fattorini
Co-président
Représentant permanent auprès de l’ONU
Rue des Savoises 15
CH – 1205 GENEVE

Israël: les effets inattendus de la grogne sociale

Sans mythe, pas de Nation. Israël n’échappe pas à la règle, et s’est construit autour de l’idée de «l’homme nouveau» capable de prouesses économiques, de faire émerger une agriculture du désert, et des dunes de sable, les meilleures puces d’ordinateurs du monde. Un mythe qui, dès les premières années, a largement dépassé les frontières de l’Etat, pour entretenir peu à peu l’aura de réussite économique autour de Tel-Aviv. Ainsi pouvait-on lire en 1962, en conclusion du Que sais-je consacré à Israël : «Au quatorzième anniversaire de l’acte qui prévit sa naissance, l’Etat d’Israël est une réalité vivante et dynamique; il est organiquement enraciné en Terre Sainte et peut s’enorgueillir, en un temps très court au sein de difficultés qui apparaissent dirimantes, de réalisations impressionnantes, dont quelques-unes sont exceptionnelles dans l’histoire des hommes.»

C’était avant même qu’Israël ne devienne, au tournant des années 1990, un pôle high-tech très performant, loué de par le monde, et notamment en 1998 par le magazine américain Newsweek, comme l’un des plus influents et efficaces de la planète; bien avant, aussi, que la Bourse de Tel-Aviv n’atteigne les 1000 points en 2007, contre 100 en 1992.

D’où sortent-ils donc, ces Israéliens mécontents, qui campent et battent le pavé par dizaines de milliers depuis la fin juin? Ne tirent-ils pas eux aussi bénéfice de ce succès économique qui ne se dément pas, puisqu’Israël affiche ces trois dernières années un taux de croissance du PIB supérieur à 5%? Israël ne se situe-t-il pas au 15e rang dans l’échelle de l’Indice de développement humain?

Spécialiste d’Israël et enseignante à Paris-1, Elisabeth Marteu sillonne le pays depuis la mi-juillet, pour voir des tentes s’installer dans toutes les grandes villes et régions, de Haïfa à Tel-Aviv, en passant pas Jérusalem, et jusqu’à Beer-Sheva. Samedi soir, deux manifestations ont rassemblé plusieurs dizaines de milliers de personnes à Tel-Aviv comme à Jérusalem. Du jamais vu en Israël sur des questions sociales.

«Ce qui est intéressant, note la jeune chercheuse, c’est que ces manifestations rassemblent différents portraits et tendances de la société israélienne. Il y a bien sûr ceux qui protestent contre le coût des logements. Ce sont les étudiants, les jeunes couples. Il y a bien sûr les médecins qui, avec les producteurs de fromages, ont été à l’origine du mouvement fin juin. Samedi soir, on a vu également les militants de gauche, travaillistes, du Meretz, et plus à gauche encore, qui ont rejoint les manifestants, soutenus en outre par la centrale syndicale Histadrout. Au centre, Tzipi Livni (dirigeante du parti Kadima) elle-même a participé au mouvement.»

Le miracle économique Israël ne serait-il donc qu’une vue de l’esprit? Non, certes. Les indicateurs sont là, et presque tous au vert: le chômage ne dépasse pas 6%. L’Israélien dispose en moyenne (et selon l’OCDE) d’un pouvoir d’achat de quelque 30.000 dollars par an. La recherche représente près de 5% du PIB, soit l’un des ratios les plus élevés au monde. Le déficit public est à peine supérieur à 3% du PIB: On aimerait, en France, aux Etats-Unis et ailleurs, pouvoir vanter un tel bilan économique. Et pourtant…

Croissance des inégalités, la classe moyenne se mobilise

C’est là une spécificité du mouvement israélien: contrairement aux soulèvements en Tunisie, en Egypte, en Syrie, qui mobilisent en premier les classes populaires, les «indignés» de Tel-Aviv, de Beer-Sheva, de Jérusalem recrutent massivement au sein de la classe moyenne, ce qui marque une rupture avec le paysage politique et économique que l’on connaît en Israël depuis les années 1980.

Mais si soudaine qu’elle puisse paraître, cette mobilisation ne vient pas de nulle part. Elle se retrouve parfaitement dans les statistiques de l’OCDE et de la banque d’Israël. Disposant de quelque 75% à 120% du revenu médian, la classe moyenne représentait, en 1988, 33% des ménages israéliens. En 2000, elle n’en représente plus que 28%. Dans le même temps, sa part dans le revenu national est passée de 21,7% à 20,5%. Le taux de pauvreté (qui rassemble les ménages gagnant moins de la moitié du revenu médian) se montait, en 2000, à 17,6%, contre 20,5% en 2009.

Les foyers arabes comptent pour 53,9 % en 2009 (contre 42,9% de ce taux en 2000). Autre chiffre pertinent: alors que la croissance repart à partir de 2004 – une fois absorbés les effets de la seconde Intifada – et atteint en moyenne 5% par an, le taux de pauvreté ne régresse pas pour autant. Incontestablement, les classes moyennes n’ont que peu profité de la croissance du PIB israélien, et les inégalités se sont creusées en Israël depuis 30 ans.

Pour Elisabeth Marteu, ce mouvement serait en quelque sorte le signe d’une normalisation du mouvement social israélien, quand tant d’autre pays connaissent aujourd’hui les mêmes types de protestations contre la vie chère, le prix du logement ou de l’essence… «Cette fameuse classe moyenne censée s’être irrémédiablement éloignée de la politique, et qui ne voulait plus rien entendre du conflit avec les Palestiniens, se mobilise aujourd’hui uniquement sur les questions sociales et économiques, sur le front intérieur, observe la chercheuse. C’est elle qui paie les impôts. Et qui en a marre de payer pour les colonies et l’armée, qui absorbent une grosse part du budget. Ils se dressent aussi contre les ultra-orthodoxes, et contre ceux qui ne travaillent pas. Tous ne le formulent pas ainsi, mais au fil de manifestations, les cibles du ras-le-bol sont néanmoins bien identifiées. Les manifestants reprochent aussi au gouvernement et aux promoteurs d’avoir construit quantité de logements pour les juifs français et américains, en vacances en Israël 15 jours par an, et qui ont fait grimper le prix de l’immobilier. Et puis, il y a la critique du libéralisme économique, qui monte en Israël depuis plusieurs années, et dont Nétanyahou incarne le symbole. De ce point de vue, on peut noter le lien qui est fait par une minorité entre la demande d’un Etat providence, et d’un Etat davantage démocratique.»

Ce qui mine la société israélienne, ce sont autant les privatisations engagées sous le gouvernement Nétanyahou que les faiblesses structurelles de la société israélienne, notamment en matière d’éducation. «La croissance israélienne n’a pas touché tout le monde, constate Gilbert Benhayoun, économiste spécialiste d’Israël, qui enseigne à l’université d’Aix-en-Provence. Le taux de pauvreté des familles arabes est en partie dû au sous-investissement public dans les villes qu’elles habitent. Sur un plan plus général, les indicateurs d’éducation ne sont pas bons, pas plus que ceux de la santé. Ce qui frappe, c’est que la part de la santé des ménages couverte par des assurances privées a fortement augmenté. Or, ce sont les gens plus aisés qui augmentent leur part de couverture privée de manière substantielle, quand les ménages les plus modestes n’y parviennent pas. Ils souffrent donc d’autant plus de la dégradation des prestations du secteur public. En outre, au niveau du logement, l’on s’est aperçu qu’il n’y a pas de bulle spéculative, comme le prouve une étude récente de la banque d’Israël. C’est simplement un effet du marché, la demande étant très forte par rapport à l’offre. Il y a donc de réelles causes structurelles de mécontentement.»

En 2009, l’OCDE publiait un rapport détaillé consacré à Israël, au sein duquel une note pointait la nécessité de mettre en place une réforme de l’éducation dans les plus brefs délais. Un autre chapitre met en avant une série de recommandations pour tenter de réduire les inégalités croissantes… Pour compléter cette vision moins lisse du paysage économique et social de l’Etat d’Israël en 2011, il n’est pas inutile de se préoccuper de l’écart considérable du taux de chômage en fonction des régions: si à Raahat, ville peuplée de bédouins au sud du pays, ce taux atteint 36,7%, il tombe à…. 1,8% pour une banlieue high-tech comme Kiriat Atidim, située au nord de Tel-Aviv.

Des colonies… et un conflit trop cher?

Si le gouvernement de Benjamin Nétanyahou est directement la cible des manifestants, c’est également en raison des arbitrages budgétaires largement favorables au budget de défense et des colonies de Cisjordanie. L’armée absorbe près de 7% du PIB annuel, évalué à 195 milliards de dollars. La construction des colonies, si l’on en croit une étude reprise par le quotidien israélien Haaretz a coûté plus de 17 milliards de dollars sur une quarantaine d’années, sans compter le coût du «mur de séparation» ou les exonérations fiscales et avantages que perçoivent ceux qui y résident.

«Vu les écarts énormes que l’on observe entre les régions, les manifestants demandent aussi que les investissements s’effectuent moins vers les colonies, et davantage vers la Galilée et le Néguev, explique Gilbert Benhayoun, qui préside à Aix-en-Provence un groupe de travail israélo-palestinien centré sur les questions économiques. C’est particulièrement vrai au niveau du logement. Un exemple : mercredi 3 août, une loi devait être présentée devant le parlement pour permettre la construction de nouveaux logements. Or la principale revendication du mouvement de contestation a été d’annuler cette loi, car elle aura pour effet de privatiser des terres qui deviendront ainsi propriétés de grands groupes financiers. Ici, on entre dans le domaine politique. Le gouverneur de la banque centrale israélienne, Stanley Fischer, n’a-t-il pas lui-même admis que l’un des problèmes d’Israël était la trop forte concentration du revenu national entre les mains de quelques grandes familles?»

Absents de ces mobilisations, les colons craignent autant les coupes dans les budgets alloués à leurs exonérations fiscales que la suite du mouvement, qui pourrait trouver son prolongement dans des défilés en faveur d’une reprise des négociations de paix avec les Palestiniens. Ils n’ont peut-être pas tort: à bout de souffle, le gouvernement Nétanyahou a tenté une diversion mardi 2 août, après avoir promis la construction de nouveaux logements étudiants. Selon un reportage de la télévision israélienne Channel 2 TV, le premier ministre israélien accepterait maintenant le retour aux frontières de 1967 comme cadre de négociations, offrant par ailleurs d’échanger des territoires situés du côté d’Israël pour d’autres en Cisjordanie. Il y a moins d’un mois, Benjamin Nétanyahou considérait encore comme inacceptable le discours de Barack Obama sur les frontières de 1967.

Aujourd’hui, la position de Nétanyahou est soutenue par le ministre de la défense, Ehoud Barak, qui perdrait toute chance d’accéder à nouveau à un poste ministériel en cas de chute du gouvernement actuel. «En réalité, on en revient toujours au conflit avec les Palestiniens, glisse Elisabeth Marteu. Des coupes dans les budgets de l’armée et des colonies reviendraient à changer de politique vis-à-vis des Palestiniens. Mais pour l’heure, ce type de discours n’est pas formulé en tant que tel par les manifestants qui, en dehors des militants de gauche, n’évoquent pas non plus l’influence du printemps arabe.»

Ce sera peut-être le cas d’ici à la fin de l’été, alors que le mouvement est encore dans une phase ascendante et que se profile en septembre le vote à l’Onu pour la reconnaissance de l’Etat palestinien. Un vote que Nétanyahou souhaite éviter à tout prix, et qui marquerait, lui aussi, une rupture dans l’histoire de la nation israélienne.

Pierre Puchot