Texte de Danièle Lochak, publié dans la revue Après-demain
Ce texte du Gisti vient de paraître dans le n° 27-28 de la revue Après-demain intitulé « Après-demain, et après ? », qui peut être commandé sur le site de la fondation Seligmann.
La solidarité, un délit ? Aucun texte, bien sûr, n’incrimine la solidarité. L’expression a été popularisée lorsque, en mai 2003, 354 organisations et près de 20 000 personnes ont apposé leur signature au bas d’un « manifeste des délinquants de la solidarité ». Ce texte, constatant que, « de plus en plus, ceux et celles qui défendent l’État de droit et la nécessité de l’hospitalité sont menacés de poursuites, quand ils ne sont pas mis en examen, par exemple pour avoir seulement hébergé gratuitement un étranger en situation irrégulière » et se concluait ainsi : « Nous déclarons avoir aidé des étrangers en situation irrégulière. Nous déclarons avoir la ferme volonté de continuer à le faire […] Si la solidarité est un délit, je demande à être poursuivi(e) pour ce délit ».
Juridiquement, la loi punit l’aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’un étranger. Depuis 1945, les réformes législatives successives ont élargi la définition de ce délit, renforcé les sanctions, et les poursuites intentées sur ce fondement se sont multipliées. Dans cette évolution, la loi du 27 décembre 1994 représente un moment important pour les raisons qui sont explicitées plus loin. Dans un contexte où l’opposition d’alors ne s’est pas illustrée par une particulière combativité, il faut rendre hommage à Françoise Seligmann qui, pendant la discussion parlementaire au Sénat, s’est inquiétée du risque que le texte puisse être utilisé pour poursuivre ceux qui apportent de l’aide à un étranger en situation irrégulière, « par amitié ou tout simplement parce que c’est normal » [1]. Malgré les dénégations du ministre et du rapporteur, c’est elle qui avait raison, comme la suite des événements l’a montré.
L’infraction trouve son origine dans le décret-loi du 2 mai 1938 sur la police des étrangers. L’objectif, dit le rapport au gouvernement, est de sanctionner « toutes les officines louches, tous les individus qui, gravitant autour des étrangers indésirables, font un trafic honteux de fausses pièces, de faux passeports ». L’ordonnance du 2 novembre 1945 reprend mot pour mot les termes du texte de 1938. Elle prévoit, en son article 21, que « tout individu qui, par aide directe ou indirecte, aura facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an, et d’une amende de 600 F à 12 000 F ». Plusieurs lois ultérieures vont aggraver les sanctions et les assortir de peines complémentaires. C’est le cas notamment de la loi du 31 décembre 1991 « renforçant la lutte contre le travail clandestin et la lutte contre l’organisation de l’entrée et du séjour irréguliers d’étrangers en France ». Mais la lecture des débats parlementaires montre que le législateur n’a en vue que les réseaux organisés (passeurs, transporteurs, employeurs notamment) et ceux qui profitent, à des fins lucratives, de la détresse des étrangers et non les personnes apportent une aide et un soutien désintéressés à un étranger en situation irrégulière.
L’optique change avec l’adoption de la loi du 27 décembre 1994. Cette loi vise à mettre le droit français en conformité avec la convention de Schengen du 19 juin 1990 qui oblige les Etats membres à « instaurer des sanctions appropriées à l’encontre de quiconque aide ou tente d’aider, à des fins lucratives, un étranger à pénétrer ou à séjourner sur le territoire d’un État de l’espace Schengen ». Mais alors que l’infraction prévue par la convention de Schengen vise très explicitement et exclusivement les comportements motivés par « des fins lucratives », le gouvernement français refuse d’introduire cette précision dans la loi française – ce qui provoquera l’interpellation de Françoise Seligmann rappelée plus haut. La raison alléguée par le ministre de l’intérieur est qu’il faut pouvoir également poursuivre des agissements qui « relèveraient par exemple de l’infiltration en France d’éléments appartenant à des réseaux islamistes, terroristes ou d’espionnage ».
En refusant d’intégrer dans l’article 21 de l’ordonnance de 1945 – devenu par la suite les articles L. 622-1 et suivants du Code de l’entrée et du séjour des étrangers – la référence à des fins lucratives, le ministre – et le législateur avec lui – ont permis, sinon même encouragé des usages dévoyés du texte.
Les inquiétudes formulées par Françoise Seligmann se sont en effet révélées justes. Les poursuites initiées sur le fondement de ce texte ont montré qu’il pouvait concerner bien d’autres personnes que des trafiquants et des réseaux mafieux. Au début des années 1990, le délit d’aide au séjour irrégulier a commencé à être invoqué comme fondement à des poursuites contre des individus ou des associations venant en aide aux étrangers sans papiers. On pouvait penser au départ qu’il s’agissait de simples manœuvres d’intimidation. Mais ces poursuites ont ensuite débouché sur des condamnations.
Et lorsque la chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 octobre 1996, a jugé que le délit était constitué même si l’aide était apportée à titre purement désintéressé, on a senti que la bataille pour faire reconnaître le caractère illégitime du « délit de solidarité » était à moitié perdue. Elle l’a été définitivement avec la décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1996 rendue à propos de la future loi du 22 juillet 1996 contre le terrorisme. Le projet gouvernemental, tel qu’il avait été voté par le parlement, intégrait l’aide au séjour irrégulier parmi les infractions à visée potentiellement terroriste. Mais parallèlement, et en forme de compensation pour venir à bout des réticences du Sénat, le gouvernement avait introduit dans le texte certaines immunités au profit des membres de la famille proche : ascendants, descendants et conjoint. Or, si le Conseil constitutionnel a invalidé l’inscription de l’aide au séjour irrégulier dans la liste des délits terroristes, il a en revanche admis la pertinence de la liste des immunités, critiquée non sans raison comme trop restrictive par les parlementaires socialistes. Mais la portée de cette décision va bien au-delà de la question de l’étendue des immunités : car dès l’instant où l’on discute des immunités, on reconnaît a contrario que ceux qui apportent une aide désintéressée sans figurer sur cette liste peuvent être poursuivis et punis.
Lors de la transposition de la directive européenne du 28 novembre 2002 définissant l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers qui a remplacé sur ce point la convention de Schengen, le législateur français a une fois de plus refusé d’introduire dans la loi tant la référence au but lucratif qui figure pourtant dans la directive, que la clause humanitaire qui permet de ne pas imposer de sanction lorsque l’aide a été apportée dans un but humanitaire. Selon le rapporteur du projet à l’Assemblée nationale, « le gouvernement estime souhaitable, en effet, que le principe de la sanction de l’aide à l’entrée et au séjour irréguliers ne souffre aucune exception qui risquerait d’en atténuer la portée ou d’en restreindre l’efficacité ». Finalement, la loi du 26 novembre 2003 se borne… à aggraver les peines encourues – jusqu’à dix ans de prison – et à allonger la liste des peines complémentaires.
Certes, avant et après cette loi, les immunités ont été progressivement étendues – notamment aux frères et sœurs de l’étranger et à la personne qui vit en situation maritale notoire avec lui – mais cette extension n’a pas ôté au texte son venin et n’a nullement mis fin aux poursuites et aux condamnations visant des militants associatifs, des proches ou des membres de famille.
Révoltées par plusieurs affaires survenues au début de l’année 2009 – notamment le placement en garde à vue d’une bénévole associative qui, à Calais, organise des dons de nourriture et d’habits pour les migrants et recharge leurs portables, une perquisition dans une communauté Emmaüs qui héberge des sans papiers – les associations réagissent en lançant, en mars 2009, un nouvel appel : « Si la solidarité devient un délit, je demande à être poursuivi pour ce délit », auquel la sortie concomitante du film Welcome confère un certain écho médiatique. Le ministre de l’immigration choisit de réagir sur le mode de la dénégation, en affirmant contre l’évidence que « toute personne, particulier, bénévole, association, qui s’est limitée à accueillir, accompagner, héberger des clandestins en situation de détresse, n’est donc pas concernée par ce délit » et qu’« en 65 années d’application de cette loi, personne en France n’a jamais été condamné pour avoir seulement accueilli, accompagné ou hébergé un étranger en situation irrégulière ». Le Gisti décide alors de dresser la – longue – liste des condamnations prononcées depuis 1986 contre des personnes ayant apporté une aide à des étrangers sans papiers [2]. Il arrive bien sûr que les poursuites ne débouchent pas sur une condamnation. Mais une relaxe qui intervient plusieurs mois, voire plusieurs années, après les faits n’efface pas le trouble dans les conditions d’existence qu’aura provoqué, pour la personne concernée, l’interpellation, éventuellement le placement en garde à vue, voire les perquisitions domiciliaires, puis le procès.
La loi Valls du 31 décembre 2012, prétendant répondre aux attentes des associations, s’est en réalité bornée à élargir encore un peu le champ des immunités. Les immunités familiales incluent désormais la belle-famille. Au-delà du cercle familial, une personne échappera aux poursuites à condition que l’aide soit apportée sans aucune contrepartie directe ou indirecte, qu’elle se limite à la fourniture de prestations de restauration, d’hébergement, de soins médicaux ou de conseils juridiques, et qu’elle ait pour objectif d’« assurer des conditions de vie dignes et décentes à l’étranger » ou de « préserver la dignité ou l’intégrité physique de celui-ci ». Le cumul de ces trois conditions risque de rendre illusoire l’objectif affiché de protéger les travailleurs sociaux, les militants associatifs ou plus généralement les citoyens apportent une aide aux sans-papiers.
Non, le « délit de solidarité » n’a pas disparu. Et il continue à planer comme une menace sur tous ceux qui – par conviction, par générosité ou par sentiment d’humanité… – refusent la mise au ban des étrangers en situation irrégulière et manifestent, sous une forme ou sous une autre, leur solidarité avec les sans papiers.
[1] JO Débats Sénat, séance du 15 novembre 1994, p. 5614.
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