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Liberté d’expression : un poids, une mesure

04 FÉVRIER 2015 | PAR ERIC FASSIN

On savait déjà que l’obligation de laïcité s’applique inégalement selon qu’on est musulman ou d’une autre religion. On découvre aujourd’hui à quel point la liberté d’expression aussi est à géométrie variable. Or c’est donner raison aux contempteurs de l’Occident : ils ont beau jeu d’ironiser sur notre universalisme très relatif. Bref, au moment même d’invoquer la République, notre double langage en sape la légitimité.

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Après le massacre du 7 janvier, « Je suis Charlie » devient rapidement « Nous sommes Charlie » : le désir individuel de solidarité se métamorphose en exigence collective d’appartenance. Une question s’ensuit : « Le sommes-nous tous ? » Et le « nous » appelle aussitôt un « vous » : on invite les « musulmans » (de religion ou de culture, d’origine ou… d’apparence) à se désolidariser du terrorisme islamiste, quitte à trouver qu’ils n’en font jamais assez : « Êtes-vous vraiment Charlie ? » À l’heure d’un « nous » de fusion et d’effusion, la communauté nationale se méfie d’« eux » – d’abord de ceux qui évitent de répondre oui (ceux qui « ne marchent pas » le 11 janvier), puis de ceux qui osent dire non (« Je ne suis pas Charlie »).

La liberté se retourne ainsi en injonction : pour être authentiquement républicain, il faudrait se déclarer favorable, non plus seulement au droit au blasphème, mais au blasphème lui-même. C’est un peu comme si l’on demandait aux catholiques, non seulement de respecter la loi sur l’IVG, mais d’y adhérer sans réserve : on irait jusqu’à exiger des évêques qu’ils s’en déclarent les plus fervents soutiens… Il est donc temps de rappeler le point de départ de cette vague de consensus obligatoire. En janvier, on n’a pas seulement pleuré des victimes ; on a proclamé des valeurs. Or ce n’est pas la nation qu’on célébrait (sauf à réduire Charlie à une caricature portant baguette et béret) ; c’était la liberté d’expression, l’esprit critique et même l’insolence. En principe, on était donc aux antipodes d’un unanimisme exclusif de toute dissidence.

En réalité, sous couvert d’union nationale, on ne se bat plus pour la liberté de la presse, mais contre le terrorisme. C’était déjà manifeste quand la « marche républicaine » a réuni l’espagnol Mariano Rajoy et le gabonais Ali Bongo, le turc Ahmet Davutoğlu et le hongrois Viktor Orbán. Car faut-il le rappeler ? La liberté d’expression n’est pas la préoccupation première de ces dirigeants. Quant à la France, une loi contre l’apologie du terrorisme venait juste d’être promulguée le 13 novembre 2014. Or la voici appliquée avec une « fermeté » exemplaire : alors qu’en vingt ans l’ancienne loi n’avait justifié qu’une vingtaine de condamnations, deux semaines après la première attaque, la nouvelle suscitait déjà 117 procédures. Et dès le 12 janvier avec la comparution immédiate, on a vu se multiplier les condamnations à la prison ferme.

Ces poursuites visent surtout des individus en état d’ébriété qui insultent la police et d’autres représentants de l’État. Par exemple, un homme de Bourgoin-Jallieu souffrant d’une légère déficience mentale a été envoyé en prison pour six mois après s’être écrié : « Ils ont tué Charlie, moi j’ai bien rigolé ! » Depuis des années, l’inflation dans le recours au délit d’outrage avait de quoi inquiéter ; c’est le cas aujourd’hui, plus que jamais, pour l’apologie du terrorisme. Heureusement, la Ligue des droits de l’homme, Amnesty International et le Syndicat de la magistrature nous mettent en garde. Mais où sont les mobilisations des médias, sinon des foules, pour défendre nos libertés fondamentales ? Où est Charlie aujourd’hui ?

On nous rétorquera que les condamnés ont dépassé les bornes de la liberté d’expression. Soit. Regardons alors du côté de l’Éducation nationale. La minute de silence y est devenue un test d’allégeance. Devant l’Assemblée nationale, la ministre déclare en effet le 14 janvier : « même là où il n’y a pas eu d’incident, il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves. Nous avons tous entendu des phrases telles que : “Je soutiens Charlie, mais…”, ou encore : “C’est deux poids deux mesures : pourquoi défendre la liberté d’expression ici, mais pas là ?”. Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école, qui est chargée de transmettre des valeurs. » On le comprend dès lors, les discussions qu’on demande aux enseignants d’organiser avec les élèves n’ont pas pour fonction de former à la réflexion critique. L’école apparaît, non comme un lieu d’émancipation, mais comme une instance de contrôle.

Un professeur de philosophie de Poitiers, aujourd’hui poursuivi en justice et suspendu pour des « propos inadéquats » qu’il aurait tenus pendant ces débats (on en ignore la teneur), l’apprend à ses dépens. En réalité, il s’agit de repérer les terroristes potentiels : les chefs d’établissement doivent « faire remonter » les suspicions au ministère. Il faut d’ailleurs reconnaître à Najat Vallaud-Belkacem le mérite d’assumer sa politique : elle affiche son soutien inconditionnel à l’école niçoise qui a fait convoquer au commissariat, pour « apologie du terrorisme », un petit Ahmed de 8 ans. C’est encourager à la délation. À Cagnes, une fillette de 10 ans est entendue par la brigade de prévention de la délinquance juvénile pour une phrase sur sa copie de CM2 ; c’est une employée municipale qui l’a dénoncée. À Villers-Cotterêts, un enfant de 9 ans est faussement accusé par un camarade d’avoir crié : « Allah Akbar »… Pareille instrumentalisation de l’école ne mériterait-elle pas davantage de protestations, y compris syndicales ?

Beaucoup pensent sans doute qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs : il faudrait briser quelques vies pour l’exemple, afin d’en sauver d’autres, plus nombreuses. Bref, la fin justifierait les moyens. Encore faudrait-il établir l’efficacité de cette répression au regard de l’objectif revendiqué. Car le problème n’est pas seulement qu’elle est injuste à force d’être excessive ; c’est aussi qu’elle est contreproductive – du moins si la démonstration de fermeté vise, non pas à gagner des points dans les sondages, mais bien à prévenir la radicalisation djihadiste. Gageons qu’aucun apprenti terroriste n’aura eu l’imprudence d’afficher sa révolte : ces dernières années, les auteurs des attaques ont en effet montré un art consommé de la dissimulation ; radicalisés, ils s’emploient à paraître inoffensifs. La répression s’abat donc sur d’autres, des jeunes en colère dont la condamnation va redoubler le ressentiment, tout en leur donnant l’occasion de rencontres avec de plus aguerris en prison.

Et combien d’autres en déduiront qu’au pays de la liberté d’expression, mieux vaut se taire ? Car le plus dangereux, c’est que l’expérience d’injustice s’accompagne d’un constat d’hypocrisie. On savait déjà que l’obligation de laïcité s’applique inégalement selon qu’on est musulman ou d’une autre religion : si pour les uns elle est « positive », on comprend qu’elle est pour les autres « négative ». On découvre aujourd’hui à quel point la liberté d’expression aussi est à géométrie variable. Or c’est donner raison aux contempteurs de l’Occident : ils ont beau jeu d’ironiser sur notre universalisme très relatif, qui leur apparaît comme une rhétorique creuse au service de la domination. Bref, au moment même d’invoquer la République, notre double langage en sape la légitimité.

Ainsi, à juste titre, nous bannissons l’antisémitisme de l’espace public ; mais c’est à tort que nous laissons l’islamophobie la plus crue s’exprimer en couverture des magazines ou chez des chroniqueurs en vue. Or, à en croire la ministre, protester contre cette inégale vigilance serait « insupportable ». Pour combattre l’islamophobie, « évoquer un “deux poids deux mesures” ne fait qu’accroître l’antisémitisme », s’inquiète Michaël Hajdenberg sur Mediapart. Il est vrai que Dieudonné fait son beurre de la « concurrence des victimes ». Mais pour résister à l’exploitation du ressentiment, plutôt que d’appeler à éviter toute comparaison, ne vaut-il pas mieux affirmer hautement l’exigence d’égalité de traitement pour tous ?

Il importe d’y insister, le « deux poids, deux mesures » ne renvoie pas forcément à l’antisémitisme (d’ailleurs, les récents condamnés s’en sont pris, le plus souvent, aux forces de l’ordre), ni uniquement à l’islamophobie (quelle que soit leur religion, les Noirs aussi sont visés, et avec eux les « non-Blancs » dans leur ensemble). Les discriminations sont multiples, et non binaires. Pour échapper au piège de l’opposition entre juifs et musulmans, il suffit de songer à la persécution des Roms. À Gilles Bourdouleix (le maire de Cholet qui, à propos des gens du voyage, avait déclaré à un journaliste : « Hitler n’en a peut-être pas tué assez »), l’apologie de crime contre l’humanité aura coûté… une simple amende. Faudrait-il s’interdire de comparer ce verdict avec les condamnations pour apologie du terrorisme ?

C’est par la justice qu’il faut répondre au sentiment d’injustice. Pour démentir le soupçon d’hypocrisie, il est donc urgent de nous montrer cohérents. Ceux qui récusent l’argument du « deux poids, deux mesures » doivent s’employer en conséquence à garantir pour tous « un poids, une mesure ». Et ceux qui ont sommé les musulmans de se désolidariser des actes commis au nom de l’islam doivent maintenant se désolidariser de la répression, aussi brutale qu’inégale, menée au nom de la République universaliste. Que les Charlie se mobilisent à nouveau pour la défense de la liberté d’expression – non plus seulement contre le terrorisme, mais aussi, désormais, contre la répression aveugle qui attise ce feu en prétendant l’étouffer.