Madame le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice,

Plusieurs ministres de l’Intérieur ont successivement tenté d’obtenir la « délocalisation » dans la zone aéroportuaire de Roissy Charles de Gaulle des audiences des juges des libertés et de la détention du tribunal de Bobigny chargés de statuer sur les demandes de maintien en zone d’attente des étrangers auxquels l’entrée sur notre territoire est refusée.

Il semble que Manuel Valls y soit parvenu puisqu’est annoncée pour décembre l’ouverture d’une salle d’audience construite à grands frais au bord des pistes de cet aéroport et jouxtant la « ZAPI 3 » où ces étrangers sont enfermés.

Est également annoncée l’ouverture, dès septembre, d’une salle d’audience située sur le site du centre de rétention du Mesnil-Amelot où les juges des libertés et de la détention du tribunal de Meaux statueraient sur les demandes de prolongation de la rétention des étrangers que l’administration se dispose à éloigner de notre territoire.

Vous ne pouvez, bien entendu, ignorer ni ces décisions ni les intenses préparatifs, incombant à votre administration, auxquels donne lieu l’organisation de cette justice d’exception applicable à des étrangers tenus pour indésirables.

Vous le pouvez d’autant moins que par un courrier en date du 17 mai – toujours sans réponse à ce jour malgré plusieurs interventions auprès de votre cabinet – nous sollicitions un entretien pour vous dire notre inquiétude de voir aboutir ces projets porteurs de graves dérives pour le fonctionnement de la justice.

Vous le pouvez d’autant moins que, depuis, une pétition demandant la fermeture de la salle d’audience de Roissy, avant même son inauguration, a déjà recueilli près de quatre mille signatures.

Vous le pouvez d’autant moins que le Conseil National des Barreaux a adopté à l’unanimité, le 6 juillet, une motion par laquelle il demande lui aussi fermement l’abandon de ce projet, auquel il manifeste sa plus ferme opposition.

Vous le pouvez d’autant moins que par un courrier du 20 juin, dont vous avez été destinataire en copie, Madame la présidente de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme a fait valoir auprès du ministre de l’Intérieur que ces projets étaient notamment de nature à porter de graves atteintes au principe du procès équitable et lui a fait connaître son souhait que le gouvernement ne mette pas en place ces salles d’audience.

En dépit de ces alertes et de nos sollicitations vous n’avez jugé utile ni de nous recevoir ni de vous exprimer.

Ministre de la Justice, vous êtes garante des conditions dans lesquelles la justice est rendue dans notre pays et de leur conformité aux principes fondamentaux que tous les justiciables – nantis ou précaires, français ou étrangers – peuvent légitimement revendiquer.

C’est donc très solennellement que nous voulons vous redire :

  • que le transfert d’audiences spécialisées au sein d’une « zone d’attente » gérée par le ministère de l’Intérieur, dans laquelle ses services retiennent les personnes appelées à comparaître à la demande de cette même administration, ou pour le tribunal de grande instance de Meaux sur le site de rétention du Mesnil-Amelot, sont de nature à porter gravement atteinte à l’indépendance de la justice et à son impartialité ;
  • que la publicité des débats, dont vous savez qu’elle compte au nombre des exigences du procès équitable, ne sera pas assurée, compte tenu notamment de l’éloignement de ces annexes et de leur isolement, particulièrement difficiles d’accès pour les non-initiés et très mal desservies par les transports en commun.
  • enfin, que l’exercice des droits de la défense sera également gravement compromis, compte tenu des pertes de temps et des frais de déplacement qui seront imposés aux avocats, dont un grand nombre intervient au titre de l’aide juridictionnelle, avec une rétribution dérisoire.
  • A l’évidence, il ne serait pas responsable d’éluder plus longtemps ces objections de principe : les préoccupations gestionnaires du ministère de l’Intérieur ne permettent évidemment pas de les évacuer et elles ne peuvent être traitées au niveau des comités de pilotage installés à Bobigny et Meaux, exclusivement chargés de décider des conditions matérielles et administratives de fonctionnement de ces annexes judiciaires.

Nous ne pouvons nous résigner à penser que le silence assourdissant du ministre de la Justice et les atermoiements de son cabinet seront la seule réponse à l’appel qu’avec d’éminentes autorités et de nombreux citoyens nous vous adressons publiquement.

La décision d’ouvrir ces salles d’audience délocalisées, exclusivement dédiées à l’examen – en catimini et dans un environnement policier – du sort d’étrangers en situation de grande précarité juridique et psychologique, doit être réexaminée et il n’est pas douteux que cet examen conduise à son abandon, tant la justice qui serait ainsi rendue vous apparaîtra indigne au regard des standards européens et internationaux les plus fondamentaux.

Nous ne désespérons donc pas de vous rencontrer ou de vous entendre très rapidement et, dans cette attente, nous vous prions de croire, Madame le Garde des Sceaux, à l’assurance de notre haute considération.

Paris, le 18 juillet 2013

Organisations signataires :

  •     Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE),
  •     Association nationale d’assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé),
  •     Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s (GISTI),
  •     La Cimade,
  •     Ligue des droits de l’homme (LDH),
  •     Syndicat des avocats de France (SAF),
  •     Syndicat de la magistrature (SM),
  •     Union syndicale des magistrats administratifs (USMA)

Cette lettre ouverte collective a été publiée le 18 juillet 2013 sur www.mediapart.fr sous le titre « Sur le tarmac, l’impossible justice équitable ».


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